Le Conseil constitutionnel a donc finalement censuré la loi « visant à pénaliser la négation des génocides reconnus par la loi ». Dont acte. Immédiatement, le Président Sarkozy a demandé à la chancellerie de préparer un nouveau texte - un engagement qu'il réitère avec constance - et son challenger François Hollande a déclaré qu’il reprendrait le dossier dans un climat plus apaisé. Dont acte également. Après tout, on sait bien que les promesses n’engagent que ceux qui y croient et nous jugerons donc sur pièce lors de la prochaine législature.
Finalement dans cette affaire, comme souvent, les moyens et les circonstances ont porté plus de sens que leur épilogue. Et ce sens, brutal, massif, implacable, c’est celui du déclin moral et intellectuel de nos "élites" et, plus globalement, comme en arrière-plan, de l’évanouissement de l’Occident.
A cet égard, on ne peut que souscrire à l'analyse de Liliane Daronian, une analyse portée avant elle par d’autres et notamment par le rédacteur en chef de France-Arménie – Varoujan Mardikian – selon laquelle la question arménienne constitue un puissant révélateur des affects qui limitent et circonscrivent nos prétentions à la transcendance et à l’avènement de la raison pure. Là où commence la question arménienne, là où la civilisation ne défend plus la civilisation contre la barbarie, les masques tombent, les faussaires sont contraints au dévoilement et les conceptions apolloniennes s’abolissent. Et qui peut s’étonner que les pulsions tribales brutalement mises à nue – corporatismes, ethnicismes ou féodalismes – viennent alors au secours des mêmes pulsions d’exclusion dont procèdent les génocides et leur négation ?
Le processus de dévoilement lui-même ne pouvait être que violent et ravageur car, pour reprendre les mots de Bernanos, « l’impuissance aime refléter son néant dans la souffrance d’autrui » [1].
Car enfin, quel spectacle les protagonistes nous ont-ils offert ?
Les « Sages » de la rue Montpensier ? En arrêtant une décision aussi lapidaire qu’indigne – un bâclage d’étudiants qui auraient laborieusement ânonné quelques principes de droit arbitrairement sélectionnés et méchamment orientés – ils ont porté un rude coup à leur crédibilité et à celle de l’institution qu’ils représentent. Pire, ils ont créé deux catégories de Français, ceux protégés du négationnisme car le génocide de leurs aïeux fut sanctionné par un tribunal international et ceux pour qui l’impunité du génocide se double désormais de l’encouragement au négationnisme : la double peine en quelques sorte.
Sur ce point, on aura trop entendu pour qu’il n’en soit pas suspect, un ancien maréchal en droit faisant don de sa personne pour affirmer avec une feinte compassion que « l’autorité de la chose jugée » différencierait en matière de négationnisme le génocide des Juifs de celui des Arméniens. Conception viciée où l’on s’appuie sur un verdict exceptionnel, car infondé en droit positif, pour prétendre en toute généralité que les jugements n’aurait pas vocation à s’appuyer sur la loi mais à la fonder ! Depuis lors, l’homme de promontoire prétend que « les Arméniens » peuvent encore trouver un tribunal qui validerait au nom d’un légalisme absurde et cynique le qualificatif de génocide pour des évènements qui n’en peuvent porter d’autre. Las ! Ces pauvres effets de manche ne sauraient masquer que l’abolitionniste de naguère tenait cette fois-ci la corde du couperet.
Enfin que dire de la pauvre rhétorique, de la « pensée tiède »[2] d’un ancien historien passé de la promotion des lieux de mémoire à l’exploitation des temps d’amnésie. Si « soviétisation » de l’Histoire il y a, on la doit bien à ces tenants iniques de la pensée unique, ces anciens staliniens toujours prompts à l’oukase totalitaire, au fourvoiement péremptoire, aussi libéraux aujourd’hui qu’ils étaient communistes hier, avec la même morgue, la même méconnaissance et la même méchanceté. N’ont pas tant qu’ils aient « mauvaise mémoire » [3] mais bien plutôt la mémoire mauvaise, pleine de ressentiment, d’égocentrisme et d’ethnocentrisme.
Est-ce aussi un génocide d’écraser à nouveau trois arguments chers à ce lobby qu’est « Liberté pour l’Histoire »? Non, le négationnisme de la Shoah n’est pas plus, ni moins raciste et dangereux que celui du génocide des Arméniens – il faut bien porter en soi la « concurrence des victimes » que l’on prétend dénoncer pour penser cela – il l’est tout autant, c'est-à-dire bien trop pour qu’on considère qu’il s’agissent-là de liberté d’expression. Non, il ne s’agit pas seulement d’Arménie, ni d’Arméniens – présentation insidieusement ostracisante émanant d’une essentialisation raciale – mais bien d’une question qui concerne la République car elle concerne l’Humanité et le droit de chacun à la dignité. Non, la pénalisation du négationnisme n’a jamais limité la libre recherche académique et, pour avancer de telles fariboles, il faut avoir délaissé depuis bien longtemps le terrain de l’histoire pour celui ô combien plus gratifiant de l’affairisme politique. Mais, pour rester avec l’auteur du Journal d’un curé de campagne, « qui ne défend la liberté de penser que pour soi-même est déjà disposé à la trahir » [4].
Alors quoi ? Alors, si ces tristes commis du négationnisme pensaient érafler les Français d’origine arménienne, les défenseurs de la dignité humaine ou même simplement la détermination des premiers comme des seconds, il faut bien dire qu’ils ont raté leur cible. A travers son premier magistrat, à travers sa représentation nationale, à travers ses principes et sa vocation universelle, c’est bien la France qu’ils ont humiliée et dont ils ont fait la risée à travers le monde. Et c’est en tant Français mais aussi en tant qu’homme que nous ne le leur pardonneront pas.
Il nous reste maintenant à attendre que passent ces gérontes indignes dont la commune caractéristique est d’être hiératiquement figés dans des quelques représentations hors d’âge et hors du temps, commençant vers 1933 et s’achevant dans l’incertitude allant de 1968 à 1981, qui croient par là-même faire acte de transgression quand ils ne font qu’œuvre de régression.
Nous qui représentons la France, celle d’aujourd’hui parce que nous en portons les valeurs de toujours, continuons de travailler avec patience, sérénité et détermination à la restauration de ses valeurs fondatrices, c’est-à-dire à la restauration d’un Etat de droit où les corporations, les ethnies et les féodalités ne nous empêcheront plus de criminaliser cet intolérable appel à la haine que demeure le négationnisme.
[1] Sous le Soleil de Satan, Georges Bernanos
[2] La pensée tiède - Un regard critique sur la culture française, Perry Anderson, Edition du Seuil.
[3] La mauvaise mémoire de Pierre Nora, Serge Halimi, Le Monde Diplomatique, Juin 2005.
[4] Conférence de Georges Bernanos, 1945.
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