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Mise au point à propos de Turquie-News

Je n'ai pas l'habitude des plaidoyers pro domo, ni dans ce modeste blog, ni ailleurs. Ce billet fera donc exception et est motivé par les attaques récurrentes et malintentionnées régulièrement distillées par le site Turquie-news à mon endroit. 

Pourquoi choisir la voie de ce billet et qu'est-ce d'abord que Turquie-news? Les deux questions sont liées. Turquie-news est le plus connu - ou plutôt le moins obscur - des sites dont l'objet principal est la propagation en France du négationnisme de l'Etat turc. A cet égard, je ne suis bien évidemment pas le seul à subir les foudres de cette poubelle de l'Internet et diverses personnalités en pointe dans la lutte contre le négationnisme en font également les frais qu'il s'agisse d'hommes politiques, de responsables associatifs ou d'intellectuels et d'historiens [1].


 Procédant par amalgame, insinuations et désinformation,  Turquie-news ne se distingue en rien des diverses officines de la haine que l'on peut trouver sur Internet. En particulier, il est notable que dans un souci d'exemption judiciaire, le site soit rigoureusement anonyme (les nombreux noms d'auteurs n'y sont que des  pseudos). Néanmoins, s'estimant sans doute encore trop exposés à des poursuites en Europe, les courageux nervis du site ont transféré début 2012 la gestion de leur nom de domaine de l'Allemagne à la Californie. Puis-je me permettre un suggestion ? Pourquoi ne pas la transférer au sein de la mère-patrie - à Ankara - comme certains de ses responsables y résident peut-être ? C'eut été assurément plus logique, plus clair et plus sûr pour leur oeuvre de propagande.  

Et maintenant qu'écrit de moi Turquie-news ? Et bien, pour l'essentiel, il m'honore régulièrement de responsabilités fantaisistes comme celle d'avoir été un "membre dirigeant" ou un "haut responsable" de la FRA Dashnaktsoutioun - une formation où, malheureusement pour la crédibilité de Turquie-news, je n'ai même jamais été encarté. Accessoirement, le parti en question - membre de l'Internationale socialiste - est affublé d'épithètes grotesques comme celui de "national-socialiste". On voit que ce n'est ni la compétence, ni les scrupules qui étouffent Turquie-news et ses sbires. Mais surtout, de manière assez monomaniaque, Turquie-news reprend une phrase que j'ai effectivement écrite en 2009 - comme quoi lesdits sbires n'ont vraiment rien à se mettre sous la dent -  et qui était la suivante :

Alors oui, les “maudits Turcs” restent coupables ; ils restent tous coupables quelle que soient leur bonne volonté, leurs intentions ou leurs actions. Tous, de l’enfant qui vient de naître au vieillard qui va mourir, l’islamiste comme le kémaliste, celui de Sivas comme celui de Konya, le croyant comme l’athée, le membre d’Ergenekon comme Orhan Kemal Cengiz qui est “défenseur des droits de l’homme, avocat et écrivain” et qui travaille pour “le Projet kurde des droits de l’homme”. Aussi irrémédiablement coupables que Caïn, coupables devant les Arméniens, devant eux-mêmes, devant le tribunal de l’Histoire et devant toute l’Humanité. 

Et d'en tirer hors contexte que je serais le promoteur d'un "racisme inouï" ou "extraordinaire" ou qualifié de toute autre manière qui puisse provoquer l'effroi et l'excitation des sens de ceux qui méconnaissent le Rivarol turc de langue française. Ce faisant, Turquie-news se garde bien de reprendre la totalité de mon article qui répondait à une tribune d'Orhan Kemal Cengiz publiée par Today's Zaman et intitulée Bloody Turks (qu'on peut  en effet plus ou moins  traduire par Maudits Turcs comme l'a fait le Collectif Van) mais dans un sens exactement opposé à celui délibérément propagé par le site négationniste. Je le remercie donc de me permettre par son insistance malsaine et nauséabonde de pouvoir faire une mise point aussi salutaire qu'édifiante, d'autant plus que le site sur lequel cet article est paru n'existe plus aujourd'hui (et ceci pour des raison totalement externe à la teneur de ses articles contrairement à ce qu'insinue Turquie-news).

En fait, mon papier insistait sur la responsabilité collective du peuple turc, une responsabilité effectivement irrémédiable et de laquelle chaque citoyen turc reste comme prisonnier aussi longtemps que l'Etat turc persistera à s'enferrer dans son négationnisme institutionnel. J'appuyais en particulier sur le sentiment de déréliction que pouvaient éprouver à cet égard ceux des Turcs qui, avec un courage extraordinaire, luttent contre l'idéologie fascisante en vogue dans leur pays. J'avais bien évidemment en tête le cas admirable de Ragip Zarakolu qui, depuis lors,  a à nouveau été écroué en Turquie sous l'accusation risible mais tragique d'appartenance à une organisation terroriste. Il est d'ailleurs intéressant de noter que - comme "preuves" de son appartenance à une organisation kurde - la police n'ait saisi chez lui que les ouvrages qu'il avait publiés sur le génocide arménien! Je crois m'être suffisamment exprimé, et sur les sentiments que m'inspire Ragip et sur l'éternel retour de la Turquie vers la violence politique.

 Mais pour ceux qui sont plus intéressés par le débat d'idées que par les éructations de Turquie-news, j'ai reproduit ci-dessous l'article de M. Cengiz et ma réponse complète. J'y dénonçais alors - et je dénonce toujours - cet espèce de négationnisme à visage humain qui consiste en une égalisation morale par laquelle ses promoteurs portent sur le même plan le ressentiment que peuvent légitimement éprouver les Arméniens à propos d'un Etat criminel impénitent et l'arrogance agressive de certains ressortissants de cet Etat qui prennent fait et cause pour l'idéologie d'Etat dont ils sont en vérité les otages et dont ils restent co-responsables. Mais comment peuvent-ils alors faire pour s'en désolidariser ? c'est très "simple", il leur suffit de reconnaître et de condamner explicitement le génocide des Arméniens et sa négation. Cela ne réglera certes pas le problème politique que constitue la permanence de cet Etat criminel mais au moins cela permettra-t-il à ceux de ses citoyens qui suivent cette prescription de ne plus en être caution solidaire.

Nul doute que cette mise au point de ma part - sans doute d'un racisme inouï - permettra à la poubelle de l'Internet de se remplir un peu plus !


[1] où même d'infortunés bloggueurs, tel M. Daniel Claivaux qui s'était élevé contre les lois prétendument "mémorielles" mais sans doute pas avec la vigueur raciale attendue de lui par Turquie-News. A la suite d'un feuilleton haletant, le site négationniste a réussi l'exploit de s'aliéner M. Clairvaux, pourtant a priori peu suspect de sympathie pour la Cause arménienne.



Bloody Turks 

Orhan Kemal Cengiz -  18 September 2009

I am a human rights defender. When I describe myself, I say I am a human rights defender, a lawyer and a writer. It was during my first time in London in 1998 that I realized, no matter what I do, I was a “bloody Turk” for some people. Ironically, I was working for the Kurdish Human Right Project there, and we were taking cases to the European Court of Human Rights, as a result of which I felt deeply threatened by the deep state elements in my country. When I met with the Armenian community in London, I turned into a representative of Turkey. It was the first time my “Turkishness” took precedence over all my qualifications.
Massacres of Armenians were orchestrated and organized by the Committee of Union and Progress (CUP) -- which came to power through a military coup -- while the Ottoman Empire was falling apart. After these massacres and as a result of the lack of confrontation with our past, the CUP and its gangs changed their format and turned into the “deep state” in Turkey. These deep state elements continued their massacres and manipulations and drenched Turkey with blood during the Republican era. We have these deep state elements, but we also have many people fighting against them with or without knowing the history. The Ergenekon trial, in this sense, is a turning point in this endeavor in Turkey. You can think of the Ergenekon gang as the armed wing of the CUP in today's Turkey.

The massacres of Armenians were carried out by a certain mindset, by a political movement. Unfortunately, this political movement also created the official Turkish history, one in which there is no place for Armenians. And the state is in complete denial of what happened in Turkey in the past. This denial unfortunately gives strong support to a racist approach toward Turkey and its people.

I was in Toronto last year attending an extremely interesting course on genocide. For two weeks we went into all the details of different genocides that took place in various parts of the world. All lecturers gave exemplary presentations, and I felt I had really learned something. However, I also realized that there was a fundamental difference in the way in which the Armenian genocide is being handled. When we spoke about the Holocaust, we spoke of the Nazi regime; when we discussed the genocide in Cambodia, we talked about the Khmer regime; when it came to the Armenian genocide, though, we only heard the word “Turks.”

Complete and blanket denial feeds complete and absolute labeling. This is a vicious circle. It is very unfortunate that some Armenians, while believing they are seeking justice, have turned into hopeless racists. They do not want to believe that there are many good people in this country. They do not want to remember that there were also Turks who lost their lives while trying to protect Armenians. They hold tightly on to this image of the “bloody Turk.” Every Turk, every individual living in Turkey, is just a murderer for them.

The pathology of amnesia and the pathology of blind hatred are two sides of one coin. They both serve the same purpose: Both leave Turks and Armenians as deeply neurotic people.

In the midst of all this madness, Hrant Dink was a safe haven of reason, wisdom and compassion. He had a deep understanding of Turkey and the trauma we have been suffering for so long. He was killed because he was the hope in the face of this madness. He could have been killed by an Armenian racist. But instead, he was killed by Turkish racists, of course, under the guidance of the deep state. Dink was a bloody Turk for Armenian racists and an Armenian traitor for racist Turks. He was a dangerous figure for all who wanted to continue this vicious circle of hatred. During his funeral, we chanted, “We all are Hrant Dink.” We all need to be Dink if we wish to contribute to reconciliation. I bow respectfully before his memory. 
Les Turcs, ces Caïn qui ne s’ignorent pas

Laurent Leylekian le 22 octobre 2009

Dans un article récemment publié par Zaman et intitulé « Maudits Turcs » [1], Orhan Cengiz Kemal revient sur la perception des Turcs par les Arméniens pour déplorer le fait que cette perception soit sans nuance.

Dans son argumentation centrale, évoquant un séminaire auquel il participait au Zoryan Institute, M. Kemal avance « qu’il y avait une différence fondamentale dans la manière de traiter le génocide arménien » ; et il explique « Quand on a parlé de l’Holocauste, on a parlé du régime nazi ; lorsqu’on a discuté du génocide cambodgien, on a parlé du régime des Khmers rouges ; cependant, quand ça a été le tour du génocide arménien, on n’entendait que le mot « Turcs ». […] Il est très regrettable que certains Arméniens, tout en croyant qu’ils sont en quête de justice, soient devenus désespérément racistes. Ils ne veulent pas croire qu’il y a beaucoup de gens bons dans ce pays. Ils ne veulent pas se souvenir qu’il y a aussi eu de nombreux Turcs qui ont perdu la vie en essayant de protéger des Arméniens. Ils s’accrochent à cette image du “maudit Turc ”. Chaque Turc, chaque individu vivant en Turquie, est simplement un meurtrier à leurs yeux. »

Quelque discutable que puisse être cette affirmation – beaucoup d’Arméniens, et c’est le cas de l’auteur de cet article, savent pertinemment que des Turcs ont participé au sauvetage plus ou moins intéressé de leurs grands-parents – il n’en est pas moins vrai que pour la plupart d’entre nous, les « maudits Turcs » d’Orhan Cengiz Kemal sont effectivement, sinon des meurtriers, du moins des receleurs du Grand Crime.

Cependant, c’est une lecture profondément déformée et sans doute vipérine que d’attribuer cette inclination à la nature « désespérément raciste » des Arméniens. C’est tout de même un comble : voici un peuple – les Arméniens – qui a été volé, violé, dépouillé de sa terre, tué de toutes les morts imaginables – et de préférence cruelles – et dont les « restes de l’épée » ont été expulsés comme des chiens, voici donc ce peuple accusé de racisme parce qu’il a l’outrecuidance de désigner sans ambiguïté son bourreau et de lui demander réparation.

Tout à ses sophismes, M. Kemal oublie une différence fondamentale entre le Génocide des Arméniens et ceux perpétrés par les Nazis ou les Khmers Rouges : La reconnaissance des crimes commis par les Etats responsables de ces génocides. Après coup ? Peut-être ; sous la contrainte ? Sûrement ! Mais la reconnaissance tout de même, celle qui fait défaut à la Turquie.

Et c’est précisément cet acte éminemment symbolique, c’est-à-dire éminemment politique qui rachète les nations coupables. Un certain relativisme culturel voudrait que cette conception de la rédemption soit par trop judéo-chrétienne et qu’elle ne s’applique peut-être pas en cette terre d’Islam qu’est devenue la Turquie ; mais c’est pourtant bien le Grand Cheikh de la mosquée d’Al Azhar qui émit une fatwa en 1909 condamnant les massacres d’Adana. Et c’est aussi et surtout le Chérif de La Mecque et Gardien des Lieux Saints El-Hoceïn, El-Hossein, Al-Husayn Ibn’Ali - l’une des plus hautes autorités de l’Islam à l’époque - qui, par firman, appela ses coreligionnaires à protégé les déportés arméniens en 1917. On le voit, notre conception de la rédemption par la reconnaissance des fautes est aujourd’hui largement partagée et, au demeurant c’est celle de l’Occident, c’est-à-dire celle des forces politiques dominant actuellement la planète et ayant accessoirement bâti le Droit international.

Alors oui, les « maudits Turcs » restent coupables ; ils restent tous coupables quelle que soient leur bonne volonté, leurs intentions ou leurs actions. Tous, de l’enfant qui vient de naître au vieillard qui va mourir, l’islamiste comme le kémaliste, celui de Sivas comme celui de Konya, le croyant comme l’athée, le membre d’Ergenekon comme Orhan Kemal Cengiz qui est « défenseur des droits de l’homme, avocat et écrivain » et qui travaille pour « le Projet kurde des droits de l’homme ». Aussi irrémédiablement coupables que Caïn, coupables devant les Arméniens, devant eux-mêmes, devant le tribunal de l’Histoire et devant toute l’Humanité.

Le choix même de son titre par Orhan Cengiz Kemal révèle d’ailleurs involontairement la sourde conscience de cette culpabilité : « maudits Turcs » [2] … Maudits effectivement comme Caïn et – pour paraphraser Hugo – ni les « flèches lancées aux étoiles », ni les murs « aux nœuds de fer » du négationnisme n’empêchent M. Kemal et ses compatriotes de voir l’œil qui les suivra jusque dans la tombe.

C’est sans doute ce qu’ont compris ceux des Turcs qui luttent effectivement, et dans une désespérante déréliction, pour la reconnaissance par leur pays du Génocide des Arméniens. Et là encore, l’auteur « raciste » qui écrit ces lignes sait de quoi il parle puisqu’il travaille régulièrement avec ces « maudits Turcs ». J’insiste : la reconnaissance politique par leur pays et non pas une demande personnelle de pardon, qui aurait été éventuellement bienvenue si elle n’avait été manigancée [3] mais qui, de toute façon, reste assurément hors sujet. Une reconnaissance politique qui seule peut racheter la Turquie et sa nation, qui seule peut empêcher les Turcs de voir l’œil de Caïn, qui seule peut réintégrer la Turquie dans l’Humanité.

Et là, très sincèrement, le problème est double : soit cette demande sociétale de reconnaissance existe en Turquie et l’Etat turc ne la traduit pas en acte politique, auquel cas c’est sa nature démocratique qui est en question ; soit la demande sociétale n’existe pas car les Turcs se félicitent plus ou moins secrètement du Génocide des Arméniens sur lequel se sont construits leur nation, leur Etat et leur prospérité. Personnellement, je répondrais « les deux Mon Général ! ». C’est parce qu’il a été éduqué dans le recel de ses crimes par un régime assurément non démocratique, celui de Mustafa Kemal que le peuple turc a construit un consensus social affirmant la nécessité de ne pas les reconnaître.

Pour conclure sa jésuitique, M. Kemal brandit la figure sanctifiée de Hrant Dink en affirmant que celui-ci était « un havre sûr de raison, la sagesse et de compassion ». Quand M Kemal écrit que Dink « avait une profonde compréhension de la Turquie et du traumatisme dont nous [les Turcs] avons souffert pendant si longtemps », il faut simplement comprendre que celui-ci se sentait plus concerné par les problèmes de conscience des descendants des tueurs – dans le monde desquels il vivait – que par ceux que leur impénitence pose au reste du monde. Quand enfin, M. Kemal affirme que Hrant Dink Dink était « un maudit Turc pour les racistes arméniens et un traître arménien pour les Turcs racistes » et qu’il « aurait [tout aussi bien] pu être tué par un raciste arménien », il a l’honnêteté intellectuelle d’ajouter, presque à regret, « Cependant, il a été tué par des racistes turcs, bien sûr, sous la direction de l’Etat profond ».

On pourrait ajouter à cet aveu en forme de preuve par neuf que de tous les « traîtres turcs », c’est-à-dire de tous ceux qui militent pour la démocratisation de leur pays et pour la reconnaissance du Génocide des Arméniens, c’est bien l’Arménien, et lui seul, que la Turquie a publiquement exécuté.

Inutile donc de répéter que dans de telles dispositions, celles qui prévalent actuellement en Turquie comme celles qui président à sa politique étrangère, l’appel à la « réconciliation » par lequel M. Kemal conclut son propos parait pour le moins prématuré, sinon déplacé, et qu’il ne nous intéresse pas. Ce que nous voulons et ce dont nous avons tous besoin aujourd’hui – les Arméniens pour ne plus voir que de « maudits Turcs » comme les Turcs pour ne plus voir l’œil de Caïn – c’est de Justice, c’est-à-dire de la reconnaissance du Génocide et de sa réparation… la réconciliation en découlera naturellement. Les intellectuels turcs seraient donc mieux avisés de travailler en ce sens que de critiquer les "maudits Arméniens"
.


[2] Même si le titre anglais de l’article est « bloody Turks », on peut effectivement le traduire comme l’a fait le Collectif Van par « maudits Turcs ». Il serait intéressant de connaître le terme turc dans lequel M. Kemal a pensé cette expression.

Commentaires

Anonyme a dit…
Bravo pour cet article, Laurent! Je suis tout à fait solidaire avec vous, d'autant plus que dernièrement j'ai moi aussi été victime d'une campagne de diffamation sur le site facebook de l'un de leurs "journalistes", Can Turquie-News (https://www.facebook.com/turquienews), qui me traite carrément de raciste et d'antisémite pour avoir mis un nez de clown sur le portrait de Pierre Nora...