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La Fausse Parole

Le négationnisme est une forme particulière de haine raciale qui repose sur la perversion des structures même du langage. Contrairement aux cris de haine qui expriment directement le rejet de l'altérité - "morts aux Arabes" par exemple - le négationnisme use de l'arme rhétorique pour nier jusqu'à la dignité ou l'existence de ses cibles. Dans cet article, j'ai voulu rappeler la contribution quelque peu oubliée d'Armand Robin au démasquage de ce qu'il appelait la Fausse Parole.

L'ouvrage original d'Armand Robin
Ils s’appellent Pierre Nora, Claude Imbert ou Jean Daniel mais leurs noms n’ont pas d’importance. Ils ont écrit dans le Monde ou dans le Point ou dans le Nouvel Observateur, mais cela aussi, ça n’a pas d’importance. Ils ont dit, et leur expression fut unanime et sans appel ; d’ailleurs elle est souvent unanime puisqu’elle n’est que le reflet dans d’hasardeux miroirs, de similaires affects. Et elle est toujours sans appel car les miroirs ne regardent rien ni personne. 

Cette fois, l’objet de leur ressentiment est un projet de loi sur la pénalisation des négationnismes. L’ont-ils lu ? Peut-être ; sans doute pas ; mais qu’importe. Leur avis préexistait à toute analyse, à toute considération, comme hors le monde. Il procédait d’un instinct plus que d’une pensée. Ils accrochèrent des arguments à cet instinct, comme pour le justifier. Mais comme ils n’accordent guère d’attention à ces accessoires, ceux-ci se cognent dans leur cocasse dépareillement : la prétention à la liberté intellectuelle y côtoie la raison marchande et la considération diplomatique. Quand elle ne s’accroche pas au réel, l’intelligence roule sans garde-fou et de nobles abstractions croient alors excuser de tragiques méprises. 


« Il n’appartient pas au Parlement de légiférer sur l’Histoire ; Non aux lois mémorielles ». Le procédé est subtil, trop sans doute, même pour ceux qui l’emploient ; il sophistique : L’accolement de signifiants sans plus de signifié donne aux yeux de ceux qui les manipulent une dangereuse impression de sacrilège. Trop de cérébralité donne le goût de la chaire mais désapprend le dégoût du sang. Peuvent-ils encore imaginer l’outrage des viscères éventrés de ceux qu’on assassina naguère ? Peuvent-ils encore concevoir les viscères retournés de ceux dont, avec désinvolture et suffisance, ils nient aujourd’hui la dignité ? 

La pénalisation du négationnisme n’est pas affaire d’Histoire mais d’apologie du crime ? Qu’importe, ce sera de l’Histoire ! Le Parlement ne dit pas l’Histoire mais se fonde sur elle pour légiférer contre la haine raciale ? Qu’importe, il produira une loi mémorielle ! Tous ceux qui sont contre ces lois n’ont pas nécessairement compétence pour en juger ? Qu’importe, ils seront désormais historiens, imprécateurs, gérontes ou oulémas et seuls aptes à se prononcer. 

Il y a cinquante ans disparaissait l’improbable et fulgurant Armand Robin, vertigineux poète de la langue vraie, qui avait tant pressenti l’avènement du Verbe controuvé. Lucide, Robin le fut certainement mais peut-être pas assez lorsqu’il crut que la Fausse parole réserverait son règne aux totalitarismes. A moins que nous y soyons aussi ? 

Il n’y a finalement pas que les Staliniens pour croire que « tout ce qui est “américain”, c'est-à-dire tout ce qui n'est pas avec nous, est porteur de tous les vices, tous les crimes; or d'une part Tito, d'autre part le Pape, du moment qu'ils ne sont pas selon nos rêves, sont au service des Américains; donc, Tito est un espion à la solde du Pape et le Pape est un espion à la solde de Tito. » 

Admirons avec Robin « l'involontaire talent poétique » de ces « hommes lamentables qu'on appelle puissants ». Mais convenons avec lui que « les ellipses grammaticales, relativement aisées à détecter, ne sont que l'ombre portée sur les mots et les phrases par une ellipse géante, qui, elle, n'a rien de grammatical, qui donc est intrinsèquement une supercherie. Ce qui jamais n’est exprimé, serait-ce fort obscurément, dans ces propagandes, c'est la pétition de principe, de caractère métaphysique, selon laquelle l'adversaire est ontologiquement le mal, que par conséquent il n'a pas le droit à l’existence, encore moins à de justes paroles; Il doit être verbalement annihilé de n'importe quelle façon en attendant d'être anéanti physiquement; bref, à son sujet, le plafond de l'absurdité doit être à chaque instant crevé, et l'absurdité doit être parfaite, afin de décourager et l'Esprit et le moyen de l'Esprit: le Verbe. Rien ne doit rien signifier. Un traquenard, qui n'a rien à voir avec les légitimes ruses du style, est posé subrepticement en tous les mots. » 

Finalement, on ne tient pas compagnie au négationnisme par hasard. 

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