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Contenir le Rimland

Cet article a été publié par France-Arménie en juin 2010. A la lumière des derniers évènements, il prend un relief particulier en raison duquel j'ai jugé bon de le reproduire.

L'arc de crise du Rimland selon Spyke
L’épisode de la flottille de Gaza aura eu le triste mérite de jeter une lumière crue sur la réalité des pratiques de deux pays habituellement présentés comme des parangons de vertu dans les médias occidentaux : Israël et la Turquie.

Le cas israélien est sans doute le plus pathétiquement fascinant. Il faut avoir une dose peu commune d’assurance ou de désinvolture pour ordonner une opération militaire dont il était prévisible qu’elle déclencherait la réprobation internationale, y compris jusque dans les rangs des soutiens habituels de l’Etat hébreu. Au-delà de ce manque criant de sens politique, la balourdise de la sanglante opération des commandos israéliens révèle – et c’est plus grave – l’absence totale de sentiment humanitaire pour ne pas dire humain qui grève les hiérarchies politiques et militaires d’Israël ; car derrière l’arbre des quelques morts de la flottille, se cache la forêt des exactions commises par cet Etat, au premier rang desquels le sort injustifiable qu’il réserve à la population gazaouite.

Que le Hamas ne soit pas un enfant de chœur, la cause est entendue ; Qu’Israël ait de sérieuses et légitimes préoccupations sécuritaires, nul ne le contestera ; Il n’empêche, Tel-Aviv voudrait pousser les Palestiniens à la radicalisation qu’il ne s’y prendrait pas autrement. Et de toute manière, les conditions de vie infernales délibérément imposées à cette prison à ciel ouvert qu’est Gaza constituent à tout le moins une sérieuse atteinte aux Droits de l’Homme. Considérer qu’une population entière est coupables des crimes commis par certains de ses membres est une conception qui renvoie aux heures les plus sombres de l’Humanité. A ceux qui s’offusquent du l’emploi du terme de génocide pour parler de la situation dans la bande de Gaza, qu’il suffise de rappeler que la Convention de 1948 stipule que la « soumission intentionnelle du groupe à des conditions d’existence devant entraîner sa destruction physique totale ou partielle » fait aussi partie de ce crime.

Le temps du Talmud est-il donc terminé pour que la Torah règne ainsi de son implacable rigueur ?

L’idée que des descendants des rescapés de la Shoah se muent en tortionnaires impavides d’une population civile est certes très dérangeante en ce qu’elle nous rappelle que la Bête est en nous – et en nous tous, et qu’il ne saurait y avoir de nations intrinsèquement vertueuses ou malfaisantes. Elle montre aussi que l’exemption morale qui distinguait l’Etat hébreu s’évanouit progressivement et qu’Israël est en passe de devenir un Etat oriental comme les autres : l’absence de sens critique en général et de capacité à l’autocritique en particulier, la disparition de cet apanage de l’Occident que précisément des Juifs – de Baruch Spinoza à Hannah Arendt, de Moses Mendelssohn à Simone Weil, de Karl Max à Walter Benjamin – avaient porté à son pinacle, constitue certainement la plus funeste et la moins désirée des conséquences de la réimplantation du peuple juif sur ses terres ancestrales. Le temps du Talmud est-il donc terminé pour que la Torah règne ainsi de son implacable rigueur ? Il est plus que temps d’arrêter cette dérive suicidaire, de mettre un terme à cette décadence morale comme l’écrit si lucidement Yariv Oppenheimer, le secrétaire général de Shalom Arshav sans quoi Israël tombera au rang des anonymes royaumes orientaux qui jonchent l’Histoire.

Mais parlons maintenant de la Turquie, la Turquie perverse et manœuvrière au point d’imaginer une opération prenant le prétexte du secours humanitaires pour flatter les inclinations de sa clientèle proche-orientale. La presse a révélé que la « flottille de la Paix » était une couverture pour des militants islamistes encadrés par des agents du M.I.T. [1], preuve s’il en est encore besoin de la collusion toujours plus grande entre les fondamentalistes de l’AKP et l’Etat profond militaro-kémaliste du pays. Si Israël navre l’Occident, la Turquie commence à l’inquiéter.

Sous l’impulsion de Davudoglu, Ankara a libéré sa politique étrangère des dernières inhibitions qui rattachaient encore le régime à l’Occident. Pour la Turquie aussi, l’affaire de la flottille n’est qu’une péripétie au regard des tendances lourdes d’un pays pour le coup en pleine réorientalisation. Le soutien du gouvernement AKP à celui d’Ahmadinejad dans l’affaire du nucléaire iranien a déjà été dur à avaler par Washington comme par les capitales européennes. Voilà maintenant que la Turquie vient d’annoncer son soutien au Pakistan pour l’obtention d’un siège non-permanent au Conseil de Sécurité de l’ONU, instance où Ankara est déjà présent. Comme de bien entendu, Karachi affiche en retour sa solidarité envers l’initiative turque de soutien à Téhéran.

La Russie devrait s’inquiéter de l’évolution de la Turquie

Il paraitrait que Moscou se réjouit de cette évolution par laquelle l’OTAN est progressivement en train de perdre son pilier sud-oriental. Il me semble que la Russie devrait plutôt s’en inquiéter : on a tendance à assimiler le fondamentalisme islamique au monde arabe, ce qui est une funeste erreur. A l’exception notable de l’Irak – précisément déstabilisé par l’intervention américaine – et de la Palestine où Israël entretient stupidement les brandons, celui-ci est plutôt stable et apaisé, sinon démocratique. L’utopie d’un renouement avec l’unité, la puissance et la gloire y semble bien éteinte depuis Nasser.

On ne peut pas en dire autant de l’axe Ankara – Téhéran – Karachi qui cristallise la collusion entre deux ex-puissances impériales sur le retour – la Turquie et l’Iran et un pays instable et nucléaire, le Pakistan, les trois pourvus d’une démographie vigoureuse qui porte l’ensemble à 340 millions de personnes [2] soit presque autant que les 25 Etats du monde arabe réunis. Bref, le monde entier et la Russie au premier chef devrait considérer avec appréhension cet axe revanchard qui menace tout autant les « ennemis héréditaires » de la Turquie – le Moscof et l’Europe – que celui du Pakistan – l’Inde – ou celui des mollahs iraniens – les Etats-Unis. A cet égard, les récentes dénégations outrées d’Erdogan à propos du fait que la Turquie s’éloigne de l’Ouest doivent être prise pour ce qu’elles sont : un aveu.

A cet égard toujours, l’une des niveaux de réaction des Etats-Unis a révélé une consternante myopie. Washington n’a rien trouvé de mieux à faire que blâmer l’Union européenne pour n’avoir pas assez et assez vite intégré la Turquie et de l’avoir ainsi « poussée vers l’Est » selon les termes de Robert Gates le Secrétaire américain à la Défense. C’est là faire bien d’honneur à l’influence supposée de Bruxelles et peu de cas de la dynamique interne de la Turquie qui s’y est poussée toute seule, notamment en ne s’acquittant pas des obligations qu’elle avait contractées en tant que pays candidat. En conséquence, en tant qu’Européens nous devons nous réjouir que cette Turquie si éloignée de nos pratiques et de nos standards n’ait pas été admise au sein de l’Union : les difficultés extraordinaires auxquelles est actuellement confrontée l’Europe ne sont que d’aimables péripéties au regard de celles que nous aurions rencontrée si la Turquie surpeuplée, sous-compétitive et de surcroît militaro-islamiste avait encore alourdi nos fardeaux économiques de ses tares politiques.

L’arc de crise menace autant l’Orient que l’Occident

Les récriminations américaines ne traduisent que leur propre impuissance politique et ne font pas plus sens que si nous demandions à la Maison Blanche d’accueillir en tant que 51ème Etat des Etats-Unis un pays que, curieusement, les médias dominants se gardent depuis quelque temps d’appeler la-seule-démocratie-laïque-du-monde-musulman.

Face à cette évolution délibérée et choisie de la Turquie, évolution qui donne une taille et un poids critiques à ce que Spykman appelait le Rimland, la seule réponse responsable à apporter est celle de l’endiguement. Et cette tâche ne saurait échoir à l’Occident seul. Confrontés à la formidable menace représentée par cet arc de crise, il se pourrait bien que les Russes et les Indiens – voire le Proche-Orient arabe – trouvent eux aussi intérêt à contenir l’axe Ankara-Téhéran-Karachi qui les menace autant, sinon plus, que l’Europe ou les Etats-Unis.


[1] Les services secrets turcs

[2] 520 millions en 2050 et 100 millions de plus si on adjoint l’Afghanistan à cet ensemble

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