Il y a une photo de moi que j’aime bien. C’est une photo de classe, tirée il y a plus de cinquante ans, et je suis en maternelle ou peut-être au cours préparatoire, attablé avec quelques autres enfants. Le photographe a dû me surprendre et j’ouvre sur mon entourage un regard étonné, comme surpris de ce que je découvre. Je crois que – tout au long de ma vie – j’ai finalement gardé cette même attitude incrédule mais, avec le temps, cette incrédulité a tourné à la stupeur pour ne pas dire à l’effroi.
Si j’avais quelque talent
littéraire, j’aurais écrit des « choses
vues » à la manière du grand Hugo. Ou même – plus modestement mais de
manière plus crédible – un ouvrage tel que Les
derniers jours de l’Humanité de Karl Kraus où l’auteur précise en
introduction « les faits les plus
invraisemblables exposés ici se sont réellement produits ; les
conversations les plus invraisemblables menées ici ont été tenues mot pour mot ;
les inventions les plus criardes sont des citations ». Etant dépourvu
de ce fameux talent littéraire, je me contenterais de ce modeste billet d’humeur
qui rassemble quelques faits épars, anecdotiques, sans liens les uns avec les
autres, mais qui ensemble me semblent rendre compte d’une certaine atmosphère
où tout allant, tout enthousiasme, toute joie de vivre se heurte à un mur de
bêtise et d’absurdité aussi aliénant que castrateur.
A la fin des années 1960, Georges
Pompidou apostrophait un jeune collaborateur du nom de Jacques Chirac en lui
lançant "Arrêtez d'emmerder les Français ! ». Le pauvre Chirac avait eu le tort de venir
faire signer au Président un parapheur remplie de décrets et de lois. Mais Pompidou
n’a pas été entendu et, depuis lors, le nombre de règlements, directives, lois,
codes, prescriptions et recommandations a cru sans limite pour constituer un
ensemble aussi amphigourique que contradictoire dans lequel nous sommes tous irrémédiablement
englués. Désormais, les gens emploient de manière fautive le terme de « compliqué »
pour dire que les choses sont devenues difficiles. Mais ils n’ont peut-être pas
tout à fait tort. Car, souvent, il n’a pas de réelles difficultés intrinsèques,
fondamentales, irréfragables aux situations qu’ils rencontrent mais plutôt des
complications liées à autant d’injonctions conséquentes, subséquentes,
facultatives, obligatoire, dérogatoires ou paradoxales. Ne cherchons pas dans le
seul Etat un bouc-émissaire bien commode ; pas plus que dans l’Europe, les
patrons, les salariés, les immigrés ou tout autre catégorie. Le mal est
profond, général car, comme l’écrivait magistralement Camus « Je sais de science certaine que chacun la
porte en soi, la peste, parce que personne, non, personne au monde n’en est
indemne ». Cette peste se traduit par une espèce de rétrécissement de
la pensée et peut-être même, je le crains, par un étiolement de l’âme. Des
soupesées de mercantis ont vider la cervelle de nos contemporains de toute
autre considération que celles du plateau des avantages bien compris et celles
du plateau des conformités réglementaires. Pour beaucoup désormais, la majorité
sans doute, le règlement bêtement appliqué, l’avantage justement apprécié,
rassurent là où la liberté inquiétait. L’implacable diagnostic du Grand
Inquisiteur était marqué au sceau de la lucidité.
Le débat sur la réforme des
retraites est à ce titre emblématique. « Je suis perdu, je suis assassiné ; on m’a coupé la gorge : on m’a
dérobé mon argent » gémissent des Harpagon crispés sur leur
cassette de trimestres et qui vivent comme un drame existentielle l’idée de
devoir travailler six mois de plus, eux dont le rêve sans transcendance est d’atteindre
au repos sur terre, pauvre ersatz d’un paradis artificiel qu’ils ont substitué au
néant de la mort sans espérance. Que le système prenne l’eau ? Que cela
peut-il leur faire ? Qu’ils laissent à leur enfants un pays sans âme et
sans perspective ? Ils n’ont pas d’enfants ou si peu. Et j’imagine Jacques
Cartier débarquant à Terre-neuve et se demandant si cela lui amènera des
trimestres en plus ; où Lucie Aubrac s’inquiétant de savoir si ses actes
de résistance lui vaudront des RTT ; et je me demande ce que sont les
Français devenus.
Mais je m’égare…. Respectons l’air
du temps et revenons donc à mes bien prosaïques et bien petites choses vues.
Comme beaucoup de Français, j’avais
résolu de me faire livrer des cadeaux à offrir pour la Noël. Comme je suis
souvent hors de chez moi, j’avais choisi une consigne ; Les snobs disent
un « locker » mais c’est en
fait une bête consigne et j’avais choisi à dessein une consigne aux horaires d’ouverture
étendues. Comme beaucoup ont eu la même idée que moi, les consignes sont
naturellement engorgées ce que je comprends tout à fait. Le transporteur m’a
alors fait savoir que je devais choisir une autre consigne pour mon objet
commandé. Mesquinerie révélatrice, une fois le changement opéré sur le système
en ligne, celui-ci m’a indiqué un changement de consigne « à la demande du
client ». Comme si c’était moi qui était déjà fautif en quelque sorte.
Mais peu importe, cela n’a aucune importance car ce samedi soir, je fus prévenu
que le produit tant attendu arriverait dans une consigne tierce qui n’était pas
même celle que j’ai choisie. Cela aussi, je peux le comprendre et, finalement,
le désagrément eétait vraiment minime.
En plus, divine surprise de ce
samedi soir, cette nouvelle consigne qui venait de fermer serait ouverte le
dimanche. D’une manière générale, je suis hostile au travail dominical qui
participe avec de nombreux autres éléments à l’avènement de cette société déstructurée,
morcelée, fluide et où les individus – surtout les plus modestes – sont ballotés
exactement comme les produits et les services auxquels ils concourent. Mais
puisque c’était ouvert le dimanche, c’était décidé, j’irais le dimanche d’autant
plus que la semaine prochaine s’annonçait bien chargée.
Le dimanche arrive et je me rends
sur place, une espèce de club de sport désert tout comme la zone industrielle dans
laquelle il se situe (ce qui est bien normal un dimanche matin). Je suis là
accueilli avec la chaleur d’une porte de prison. Un vague balayeur m’indique de
manière laconique « on ne fait pas
les colis le dimanche ». Je regarde autour de moi : l’immense
salle est déserte à l’exception de cet employé et d’une autre qui passe
furtivement. Pas un seul client mais …. « pas de colis le dimanche ». Alors j’ai essayé et comprendre et
je ne comprends pas. Je ne comprends pas pourquoi le patron de cet estanco a un
jour pris la décision d’ouvrir le dimanche pour ne recevoir personne. Mais je
comprends encore moins pourquoi – une fois ouvert – il refuse que ses employés désœuvrés
livrent les colis. Pourquoi diable lui a-t-il semblé préférable que les
livraisons de colis se déroulent en semaine, pour voir servir des clients
pressés qui ont pris sur leur temps de travail pour se déplacer afin de
recevoir leur colis, servis par des employés également pressés par la clientèle
régulière de ce club de sport ? J’ai cru comprendre que les sociétés qui
acceptaient de se livrer ainsi à la livraison de colis le faisaient pour
accroître leur notoriété et pour attirer le chaland. Que croient-elles attirer
dans ces conditions. Je l’ignore et cela relève pour moi du plus profond
mystère.
Presque aussi profond que celui
de la sécurité routière. L’autre jour, je revenais de chez des amis et longeais
la Seine le long du bois de Boulogne. Là, à un endroit parfaitement désert – d’un
côté un quai abandonné et de l’autre le bois clôturé – juste après la
limitation à 50km/h surgit un incongru panneau « zone 30 », au
demeurant pratiquement caché par la végétation. Pourquoi ? Qui en a décidé ?
Je veux dire, qui a décidé de cette limitation aussi ridicule qu’inutile (et
ridicule parce qu’inutile) dans une zone aussi dépourvues de piétons que de
riverains ? L’insécurité routière, l’autre insécurité routière, c’est
aussi cela : il n’est pas rare que sur des tronçons que quelques
kilomètres à peine, les changements de limitations de vitesse se succèdent de
manière parfaitement aléatoire et discrétionnaire. Ce n’est pas grave me
direz-vous ? Non ce n’est pas grave mais cela fait partie des mille et
détails qui « emmerdent les Français », les rabaissent, les
déresponsabilisent et finalement les humilient.
A propos d’humiliation, on m’a
récemment rapporté le cas d’une société aux finances tendues. Crise oblige, les
crédits sont rares pour la bagatelle et un chef comptable bien intentionné a
envoyé une circulaire à ses différents services leur enjoignant de ne pas
dépasser plus de 13€ pour d’éventuels pots de fin d’année. Je comprends et le
sens des responsabilités de cet agent, et les calculs comptables qui ont abouti
à limiter ce type de cagnotte. Le probe employé a fait preuve d’une rigueur qui
l’honore et a dû benoîtement diviser le pécule restant de cette entreprise en
difficulté par le nombre de ses différents services. Mais quel manque de tact !
Quel manque total de sens politique ! 13€ pour un service entier… j’imagine
le chef de service amener une bouteille de Champomy…. A moins que le
responsable de cette pantalonnade ait délibérément souhaiter humilier ses
collègues – mais je ne saurais le croire – mieux valaient à tout prendre
interdire toute dépense en la matière.
Voilà… voilà ; tout cela n’est
pas grave. Tout cela n’a pas d’importance comme du reste tout ce qui se passe
désormais dans notre pays. Sans important, insignifiant, dérisoire. Un pays de
Clochemerle généralisé où toute administration, toute entreprise, tout entité s’est
muée en forteresse avec autant de mâchicoulis, de barbacanes, de caponnières et
de bretèches prompts à décourager les plus entreprenants. Oui, décidément,
comme on dit aujourd’hui, les choses sont devenues « compliquées » à
force d’emmerder les Français.

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