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Les méchants ne sont pas mauvais

Lamentations sur les ingénieurs du chaos

 
Les essais nous en disent parfois plus sur leurs auteurs que sur le sujet qu’ils traitent. C’est peut-être le cas de l’analyse publiée en 2019 par Giuliano da Empoli aux Editions Lattès. « Les ingénieurs du chaos » - puisque c’est son titre – est un petit ouvrage qui se dévore d’autant plus rapidement que la plume alerte et élégante de son auteur vient comme renforcer la thèse qu’il entend défendre : en un mot les mouvements « nationaux-populistes » - du Mouvement cinq étoiles à Trump en passant par Orban et la campagne pour le Brexit– auraient connu le succès que l’on sait par l’exploitation optimale des réseaux sociaux, en détournant les algorithmes qui les caractérisent au profit des thèses politiques « illibérales » de ces acteurs ou de ces lignes politiques .

La démonstration est impeccable et elle se lit même avec passion par le ton d’enquête policière que lui confère l’auteur du « mage du Kremlin », en nimbant agents d’influence et autres spin doctors qu’il décrits d’une aura de souffre et de mystère. Il n’est reste pas moins que Giuliano da Empoli semble curieusement osciller entre trois attitudes allant de souci de probité à ses convictions libérales, de ses convictions libérales à une certaine amertume et de cette dernière à ce souci de probité intellectuelle qui irrigue tout l’ouvrage. Car que nous dit en substance da Empoli ?


Il nous dit tout d’abord que « les actions des ingénieurs du chaos n’explique pas tout, loin de là » et que « si ce livre se concentre sur second aspect, ce n’est aucunement pour nier l’importance des sources réelles de la colère » (page 26). En un mot, l’ouvrage de da Empoli se concentre sur le « comment » mais se garde bien d’aborder le « pourquoi ». Ou plutôt, il le frôle mais sans oser en tirer toutes les conséquences. Quand il écrit par exemple (page 143) que « pour Orban, l’Etat doit être au service du peuple […] et personne, que ce soit un juge, un journal ou une ONG ne doit pouvoir s’opposer à l’exercice de sa volonté au nom de la défense d’une quelconque minorité ou qu’un quelconque principe constitutionnel », on pourrait penser qu’il décrit simplement là ce qu’on appellerait ailleurs une authentique démocratie représentative.

Il nous dit aussi que ces leaders populistes ont réussi à apparaître plus proches et plus en phase avec le peuple – même le richissime Donald Trump qui ne partage certainement rien avec les déclassés de la société américaine – que « les acteurs de seconde catégorie que sont la mauvaise [Hillary] Clinton et le mauvais [George W.] Bush » (page 119). En clair, il ne reproche pas vraiment aux populistes de mentir au peuple mais il se lamente qu’ils mentent mieux et manière plus crédible que leurs adversaires progressistes. Pour reprendre, les catégories nietzschéennes de la généalogie de la morale, il reproche aux « méchants » de ne pas être « mauvais ». Du reste, Giuliano da Empoli reconnaît que les politiciens classiques usaient déjà du clientélisme le plus vulgaire, en promettant à chacun ce qu’il voulait entendre, sur la base de sondages autrefois grossiers et de moyens artisanaux. Il reconnaît même que ce sont les démocrates eux-mêmes, avec la campagne d’Obama en 2012[1], qui ont commencé d’employer les réseaux sociaux pour manipuler l’opinion à grande échelle.

Et quand il fustige l’algorithme de Facebook valorisant le seul engagement des utilisateurs (un « like », un commentaire, un « repost »), se désolant que le réseau soit parfaitement indifférent au fait que cet engagement soit suscité par un poème de Rainer Maria Rilke ou des fake news antisémites (page 167), on est à deux doigts de lui rétorquer que cette « neutralité axiologique » est précisément le fondement de la pensée libérale depuis les guerres de religion en Europe (comme expliqué par exemple dans « l’empire du moindre mal » de Jean-Claude Michéa). Pour être même plus précis, cette « neutralité axiologique » n’est pas neutre en ce qu’elle relève précisément de la logique libérale, fondée sur la quantité et aucunement sur la qualité, la vraisemblance ou la pertinence.

Un libéral honnête devrait en conséquence admettre, puisque c’est le fondement de sa pensée, que si un antisémite (ou un raciste ou un misogyne ou un ultraconservateur) lui apparait extrémiste, la réciproque n’en est pas moins vraie. Et il paraît peu douteux qu’une personne attachée aux valeurs conservatrices vit nos sociétés wokisés, islamisés, LGBTifié comme un avant-goût de l’enfer sur terre. Du point de vue de la neutralité axiologique, l’extrémiste, c’est l’autre !

On touche d’ailleurs là une aporie bien connue de ce système de pensée libérale qui voudrait que toutes les opinions soient admissibles mais que seules les « bonnes » triomphent. Les antilibéraux de droite comme de gauche – surtout dans leur version paroxystiques (fascistes ou communistes) n’ont jamais eu de telles pudeurs ni de telles prétentions. Finalement, s’il y a un scandale, ou à tout le moins un paradoxe que souligne « les ingénieurs du chaos », c’est bien que des concepts aussi profondément libéraux que les sociétés ouvertes et la libre diffusion des informations, ainsi que les réseaux sociaux qui en sont la traduction technologique directe, aient sus être mieux exploités par les adversaires de ce système encore récemment hégémonique que par ses partisans.

Oui vraiment, s’il faut encore une fois souligner l’honnêteté de l’auteur, il faut aussi comprendre son amertume tant sa description de la réalité politique semble aller à l’encontre de ses convictions. Mais on n’est cependant pas obligé de le suivre dans ses conclusions sur le déclin irrémédiable du libéralisme lorsqu’il termine en affirmant que « les nouvelles générations qui observent aujourd’hui la politique sont en train de recevoir une éducation civique faite de comportements et de mots d’ordre illibéraux. […] Il est peu probable que les électeurs accoutumés aux drogues fortes du national-populisme réclament à nouveau la camomille des partis traditionnels » (page 177).

Car si « dans le nouveau monde, la politique devient donc centrifuge », si « il ne s’agit plus d’unir les électeurs autour du plus petit dénominateur commun, mais au contraire d’enflammer les passions du plus grand nombre de groupuscules possibles pour ensuite les additionner – même à leur insu » (page 169), il n’y aucune raison que seuls les antilibéraux sachent se servir de cette nouvelle martingale.

Un penseur de la gauche radicale comme Frédéric Lordon considère en effet que le système a très vite réagi à la chute des représentants politiques classiques de la démocratie représentative. Dès 2017 dans l’une de ces philippiques dont il est coutumier (« Macron, le spasme du système » - Le Monde diplomatique), Lordon pointait qu’il était certain « qu’un monde pourtant condamné mais encore bien décidé à ne rien abandonner finirait par se trouver le porte-voix idoine, l’individu capable de toutes les ambivalences requises par la situation spéciale » ; Et qui pourrait effectivement nier que l’homme du « en même temps » ait su agréger une « liste invraisemblable de soutiens qui va des communistes passés à droite aux ultra-libéraux restés à droite en passant par la moitié des gouvernements Chirac en exil et toute la (vaste) fraction du PS vendue au capital » ?

Si on peut ne pas apprécier Lordon et son style atrabilaire, il est pourtant difficile de nier que « Macron est, par agrégation du pire, la personnification même du système, livrant par-là d’ailleurs sa vérité ultime : l’ensemble des différences coutumières dont les fausses alternances tiraient leur dernier argument et les éditorialistes leur fourrage — « gauche » et « droite », « PS » et « LR », « Hollande » et « Sarkozy » —, n’était qu’une comédie ».

Et on se remémorera avec profit l’enseignement de Gramsci sur l’hégémonie culturelle du système dominant – en l’occurrence celui de nos démocraties libérales – qui sait très bien faire passer ses intérêts pour ceux de tous, et les vessies pour des lanternes. En somme, si les « méchants » ne sont pas nécessairement mauvais, les « bons » non plus.



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[1] En fait, l’emploi massif de CMS à des fins de marketing ciblé avait même déjà été employé par l’équipe d’Obama dès sa première élection en 2008.

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