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L’Arménie ne s’appartient pas. Elle se déborde et nous oblige

Cette lettre ouverte a été publiée fin février 2022 par les Nouvelles d'Arménie Magazine. Une version arménienne en avait antérieurement été publiée par Tert.am. Vu l'évolution actuelle de la situation politique en Arménie, il m'a semblé utile de lui donner une nouvelle visibilité sur le présent blog.
 

Nous, Français d’origine arménienne, Arméniens de France ou d’Arménie ou amis de la Cause arménienne, avons assisté le cœur serré à l’agression de la République d’Artsakh – à l’automne 2020 – par la dictature azerbaïdjanaise, sous l’œil impavide d’Occident.Nous témoignons de l’indigence de la réaction des démocraties occidentales qui se sont avérées encore une fois incapables de soutenir le droit à la vie d’une nation autodéterminée, assiégée non seulement par les troupes surarmées et surnuméraires du régime de Bakou mais aussi incapables d’interdire à la Turquie, leur alliée, de contribuer à cette agression par la mobilisation de milliers de djihadistes, par l’instrumentalisation des immenses moyens logistiques de l’OTAN et par l’encadrement direct des opérations par l’Etat-major turc ayant abouti à cet écrasement. Nous regrettons, dans ce contexte, que la France n’ait pas encore suivi les résolutions de l’Assemblée Nationale et du Sénat, pour reconnaître la République du l’Artsakh, comme première garantie internationale de la survie de sa population. Aujourd’hui la Russie est l’unique Etat qui garantit la sécurité de l’Artsakh, de ses habitants, et qui assure la protection du patrimoine dans la partie restée libre de son territoire. Les Arméniens d’Artsakh et un grand nombre d’Arméniens, en Arménie et dans le monde, sont infiniment reconnaissants envers la Russie pour son intervention salvatrice, même si nous savons combien la garantie offerte par Moscou est précaire, conditionnelle et sujette à tractations.


Mais c’est désormais la situation politique en Arménie même qui nous inquiète de surcroît. A la phase du conflit ouvert, terminée dès novembre 2020, l’Azerbaïdjan a substitué une guerre d’usure faite de meurtres ciblés de civils ou de militaires arméniens d’Artsakh ou d’Arménie, de chantage au retour des prisonniers de guerre et d’occupation militaire temporaire ou définitive de portions du territoire de la République d’Arménie proprement dite. Les objectifs visés par la dictature de Bakou comme par son allié turc sont de parvenir, par un simulacre de paix, à ceux que la guerre ne leur a pas permis d’atteindre : l’abandon par l’Arménie des Arméniens d’Artsakh, de sa souveraineté sur son propre territoire méridional et de la reconnaissance internationale du Génocide des Arméniens dont leurs menées ne relèvent pourtant que de la stricte continuation. Les dernières déclarations du Premier ministre arménien Nikol Pachinian sur le « Karabagh azerbaïdjanais » ou son affirmation mensongère selon laquelle « la Cause arménienne n’a jamais été une politique de la République d’Arménie » montrent que Bakou et Ankara sont sur le point d’atteindre ces objectifs. Les dernières initiatives du pouvoir arménien – qu’il s’agisse de la fin de l’embargo sur les produits turcs ou du durcissement du régime et des arrestations de toutes les voix contestataires – corroborent le fait qu’en cédant aux exigences des régimes autoritaires qui l’entourent, l’Arménie prend le risque de leur ressembler. 

Face à de telles dérives de l’Exécutif arménien, nous proclamons haut et fort que l’Arménie est un des rares pays qui ne s’appartient pas ; pas totalement à tout le moins. Par son histoire, elle nous oblige ; par sa diaspora, elle se déborde. Il n’appartient pas au Premier ministre arménien – ni à qui que ce soit d’autre que les Artsakhiotes eux-mêmes – de décider de leur appartenance et de leur destin politiques. C’est le sens de la « déclaration sur les dangers et défis menaçant la souveraineté de la République d’Artsakh » effectuée par l’Assemblée nationale de l’Artsakh en réponse aux égarements de Nikol Pachinian.

Il n’appartient à personne non plus, pas même au Premier Ministre, de décréter le sens et la portée du génocide dont l’Etat turc s’est rendu coupable par le passé et dont il reste obstinément caution solidaire aujourd’hui. Les historiens auxquels Ankara en appelle encore et toujours ont tranché depuis longtemps sur les faits et sur leur qualification, et le Droit international sur la responsabilité qui incombe à la Turquie de réparer autant que possible les conséquences de son crime. Le génocide est un crime relevant d’une obligation erga omnes du droit public international ; il nous concerne tous, il nous engage tous et en aucun cas il ne peut être mis sous le boisseau de comités d’experts, sacrifié sur l’autel trompeur d’un réconciliation factice ou oblitéré par de cyniques pressions exercées sur la seule Arménie.

Il le peut d’autant moins que l’abandon de l’Artsakh par l’Arménie se traduirait immédiatement par un nouveau génocide de la population arménienne autochtone de la région par le régime d’Azerbaïdjan, comme en atteste du reste l’épuration ethnique déjà pratiquée par Bakou dans les territoires de l’Artsakh occupés. Les crimes de guerre contre l’Artsakh résultent directement de la non reconnaissance et de l’impunité du génocide des Arméniens. Ils constituent une suite du génocide. 

Nous savons que les Arméniens ont payé un prix élevé à cette guerre comme à l’état de guerre que leur imposent les entités politiques turque et azerbaïdjanaise depuis plus d’un siècle. Nous considérons avec douleur, respect et gravité les immenses sacrifices auxquels ils ont encore consenti et nous comprenons leur lassitude et leurs deuils. Mais nous savons aussi que toute faiblesse de leur part mettra l’existence de l’Etat arménien en danger. 

Nous le savons et ils le savent mieux que nous. C’est pourquoi nous sommes confiants dans leur capacité à refuser ce positionnement destructeur et à ainsi garantir leur avenir national. Il est des questions de sécurité régionale que ne saurait préempter aucun pouvoir temporel, précisément parce que ces questions déterminent le destin des nations bien au-delà des horizons limités que sont seuls capables de concevoir des pouvoirs court-termistes. La question de l’Artsakh comme celle de la Cause arménienne dont elle fait partie nous engagent tous, bien au-delà de ce qu’en pense ou de ce qu’en dit tel ou tel gouvernement de circonstances. 

Distinguer, comme le fait Nikol Pachinian, la Cause arménienne, qui serait celle de la seule Diaspora, des intérêts de l’Arménie est un artifice dangereux de la politique d’Ankara qui sert directement ses seuls intérêts. L’actuel gouvernement arménien n’est moralement pas habilité à engager l’Arménie dans une démarche visant à satisfaire inconditionnellement les demandes de la Turquie sans concertation avec la Diaspora et sans consulter son propre peuple.

Nous appelons en conséquence au nécessaire sursaut de la part de ceux qui entendent agir concrètement en faveur d’une Arménie qui nous oblige tous : L’Artsakh doit rester arménien et la Cause arménienne n’a jamais été conçue que pour que vive l’Arménie !


PREMIERS SIGNATAIRES

  1. Laurent Leylekian, analyste politique, ancien directeur de la Fédération Euro-Arménienne

  2. Irina Hovsepian, diplômée de l’ENA, analyste, Affaires Publiques

  3. Hilda Tchoboian, présidente du Centre Covcas
  4. François Rochebloine, membre honoraire du Parlement, ancien président du Cercle d’Amitié France-Artsakh

  5. Alain Navarra-Navassartian, Docteur en sociologie et en histoire de l’art

  6. Hervé Georgelin, enseignant-chercheur en histoire, Université d’Athènes

  7. Tigrane Yégavian, journaliste

  8. Bella Shakhnazaryan, Consultante en management de risques
  9. Rose-Marie Frangulian-Le Priol, avocat

  10. Alexis Krikorian, spécialiste en droits humains et philanthropie
  11. Sarkis Shahinian, président d’honneur de l’Association Suisse-Arménie GSA

  12. Taline Ter Minassian, historienne, professeur de universités à l’INALCO
  13. Lucine Aslanyan, pianiste
  14. Nina Arakelyan-Labouré, médecin hématologue

  15. Xavier Chukurian, juriste
  16. Angela Torosyan, enseignante à l’Institut Catholique de Paris

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