Il est sans doute seize heures lorsque je parviens au bas de la colline de Yerablour et le soleil a déjà entamé son déclin sur l’horizon. C’est sous les rayons bas de l’astre du jour que j’entreprends la petite ascension des dernières centaines de mètres, accompagnant les familles qui – par grappes – effectuent là leur chemin de croix. Il y a un an jour pour jour éclatait la seconde guerre du Karabagh. Presque arrivés, on s’encombre entre ceux qui montent et ceux qui descendent sur une route qui se rétrécit et qu’empruntent également des norias de voitures, sous l’œil indifférent de quelques policiers apathiques. La tristesse ne semble pas avoir encore atteint le visage de ceux qui montent au panthéon militaire et elle semble souvent avoir déjà quitté ceux qui en repartent.
Le sommet nous accueille dans une atmosphère recueillie qu’alourdit encore le parfum douceâtre et légèrement écœurant d’une essence végétale que je ne parviens pas à identifier, et à laquelle se mêle l’odeur de l’encens qui se consume sur de nombreuses sépultures. La vue est insoutenable sous l’œil de plomb des deux Ararat qui écrasent de leur majesté l’ensemble du panorama. Aux tombes de la première guerre du Karabagh s’ajoutent désormais les innombrables sépultures de celle de 2020. La plupart ne sont pas encore terminées et c’est sur des dalles de béton que se recueillent les familles ; parfois même sur de la terre fraîchement retournée. Il y a des femmes, beaucoup de femmes une majorité de femmes. Combien de mères, combien d’amantes, de fiancées, d’épouses, de sœurs ; Combien de veuves blanches et de générations perdues. Les tombes égrènent la même date de décès – 2020 – et trop souvent les mêmes dates de naissance : 2000, 2001, 2002 …. Des gosses qui n’ont presque rien su de la vie et qu’un crime a arraché à leurs jours émerveillés ! C’est insupportable !
On parle de crimes de guerre et là – devant ces tombes où toute parole se fige dans le gosier – on réalise que la guerre n’est tout entière qu’un immense crime et que nous en sommes tous responsables. Responsables de bêtise, d’aveuglement, de ne pas avoir su prévenir, de ne pas avoir su empêcher, d’avoir laissé l’Adversaire l’emporter, l’Adversaire qui est en chacun de nous, qui nous connaît bien mieux que nous-mêmes, qui saura toujours jouer de toutes nos faiblesses et de tous nos excès ; L’Adversaire qui toujours disparaît une fois commis le forfait, nous laissant seuls avec d’inutiles remords et d’amers regrets. Alors, il faut écrire, écrire pour exorciser, écrire comme on boit ; pour oublier, pour surmonter, pour « passer à autre chose » ; mots de peu, mots d’encre, écriture dérisoire et scandaleuse face à ceux qui ont achevé leur jeunesse d’un épilogue tracé de leur sang. Mots quand même car s’ils ne guérissent pas, s’ils ne suscitent guère et ressuscitent encore moins, ils rendent hommage, ils expriment ; du moins le tentent-ils.
Çà et là des enfants jouent entre les tombes, qui ne comprennent pas. Certains chantent ou crient, les adultes laissent faire. Des employés sortis d’on ne sait où circulent entre les tombes, munis d’énormes gerbes de fleurs et jettent négligemment de nouveaux œillets sur les sépultures où achèvent de faner les bouquets précédents. Ici un infirme en chaise roulante est poussé par un parent. Est-ce un invalide de guerre ? De celle-ci ? de la précédente ? Quelle importance. Dans un coin un homme assis semble absorbé dans un dialogue muet avec son fils dont la photo impavide le regarde mais ne parle pas. Un peu plus loin, la tombe de Monte Melkonian continue de jouir des révérences faites par de nombreux visiteurs. On monte à la chapelle où une vieille décrépite entonne, seule et à genoux devant l’autel, un déchirant Der Voghormia. Je me signe ; C’est idiot, je ne suis pas chrétien ; sauf en Arménie ; sauf à Yerablour.
L’odeur entêtante finit par me donner la nausée. A moins que ce ne soit autre chose. Je repars, ignoré des vivants comme des morts. Les Arméniens sont un peuple étonnant. Il paraît qu’Aliev continue de menacer puis de promettre ; de vitupérer puis de s’engager ; d’invectiver puis de garantir. Mais les Arméniens s’en moquent. Les menaces d’Aliev les laissent de glace tout comme ses promesses les laissent de marbre. Les Arméniens ne tirent jamais profit de leurs victoires et endurent silencieusement leurs défaites. Les rodomontades des Azéris, des Turcs, des autres, les engagements de la Russie, de la France, des autres, ils n’en ont cure et ne craignent que Dieu ; peut-être…. Ils sont invincibles de leur inertie, de leur entêtement. C’est leur inertie et leur entêtement qui les rendent invincibles ; invincibles et victimes comme l’Agneau de Dieu. Le christianisme incarné, si jamais cela existe, alors c’est en Arménie.
Je redescends dans l’atmosphère tiède de la fin de journée, bien décidé à rejoindre le centre-ville à pied. En chemin je me trompe de direction, je me perds. J’avise une jeune femme et lui demande mon chemin, escomptant de son physique peu avantageux un regain d’amabilité. Elle m’engueule vertement dans un arménien rapide que je ne comprends pas. Elle doit secrètement me reprocher d’être étranger, ou peut-être – et plus secrètement encore – d’être simplement vivant. Je crois qu’elle venait aussi de Yerablour. Du moins est-elle bien vivante, elle. Je finis par atteindre la station de métro Karekin Njdeh. Tout un symbole ; en Arménie tout est symbole.
Il y a une grande pancarte en sortant du métro place de la République. Elle représente la carte des douze provinces de la Grande Arménie. C’est une reproduction de la carte dressée par Anania de Chirak au 13ème siècle. A cette époque, l’Armenia Major était déjà un mythe depuis plus de mille ans. Je vous le dis, je vous le répète : rien ne semble avoir prise sur les Arméniens.
Commentaires
La grande force de notre peuple a été et sera de toujours se relever et aller de l'avant en toutes circonstances.
Nous nous sommes rencontrés un jour à Grenoble il y a quelques années...
Antranik Toufektsian