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La démocratie à cliquets

Ruth Bader Ginsburg

Je dois le confesser, jusqu’à ces derniers jours, je n’avais jamais entendu parlé de Ruth Bader Ginsburg. La plupart d’entre vous non plus sans doute. Rien que de très normal, voici une éminente personne dont les faits et gestes ne devraient – ou en tout cas n’auraient dû – avoir à peu près aucun effet sur nos vies européennes.

Mais voilà, dans le monde « globalisé » dans lequel nous vivons, le décès d’une grande prêtresse de l’Empire devait d’autant plus déclencher une crise mondiale de lamentations que la défunte juge de la Cour suprême des Etats-Unis était progressiste. Rendez-vous compte ! Nous avons alors pu assister à ce spectacle étonnant où tous les proconsuls de la terre – y compris l’actuel locataire de l’Elysée – crurent devoir se fendre d’une démonstration publique d’affliction. Les médias ne furent évidemment pas en reste et propagèrent la triste nouvelle avec toute l’ardeur dont il convenait de faire preuve devant la disparition d’une personne qui avait consacré toute sa vie à l’édification d’une société plus inclusive et plus progressiste, donc supposément plus juste.

On entendit même à la radio un journaliste présentant des signes d’assimilation tellement avancés qu’il prononça – certes encore imparfaitement – « rousse » le prénom de la défunte, ignorant sans doute qu’il y a dix ans encore, on prononçait ce prénom à la française, c’est-à-dire « rüte ».

Mais il faut bien sûr reconnaître que ce décès survient inopinément dans le cadre d’une campagne présidentielle américaine que l’on sait ou que l’on devine tendue. A cet égard, on reste encore plus confondu par la supplique de madame Ginsburg sur son lit de mort que par l’empressement béat par lequel nos médias l’on relayée. Si l’on en croit la presse, l’éminente juge aurait confessé à sa petite-fille « mon vœu le plus cher est de ne pas être remplacée tant qu'un nouveau président n'aura pas prêté serment ». De quoi faire pleurer un peu dans les chaumières et de quoi chauffer un peu plus l’opinion contre l’infâme Donald Trump, évidemment.

Ceci dit, j’aimerais qu’on réalise quand même de quoi il retourne. On ne parle pas du choix d’un membre du jury de Miss Arkansas mais bien de la Cour suprême des Etats-Unis, organe politiquement déterminant dans la vie démocratique de ce pays. Madame Ginsburg, peut-être même affaiblie par l’âge, savait mieux que tout autre qu’il revient institutionnellement au Président en exercice de nommer son successeur. Ce n’est pas un caprice de Trump, ni encore moins une de ses machinations machiavéliques mais l’exercice simple et direct de ses prérogatives présidentielles en vertu des dispositions de la Constitution de ce pays.

Cette requête de la juge Ginsburg n’est donc pas anodine mais relève de la vision qu’ont les progressistes des institutions des pays sur lesquels ils exercent une sorte de magistère qu’ils croient moral : « la loi doit s’appliquer dans toute sa rigueur pour nos adversaires politiques ; elle doit faire preuve de souplesse et d’ajustements à notre égard ». La raison de cette curieuse conception des choses provient de cette disposition d’esprit propre au marxisme culturel, c’est-à-dire en dernier ressort à une pensée hégélienne que tout réfute pourtant : l’histoire aurait un sens, celui de la Raison et cette « Raison », bien sûr, c’est celle des progressistes. Comme le disaient les soviétiques avec humour « l’avenir est certain, c’est ce maudit passé qui n’arrête pas de changer ! » Nos modernes progressistes ne dérogent en rien à cette plaisanterie.

Comme cet avenir est certain et qu’il doit donc se réaliser, la nomination probable par Trump d’un juge conservateur n’est pas seulement un revers politique pour ses adversaires ; c’est une sorte de blasphème ou – à tout le moins – une insulte à l’avenir progressiste qui – rappelons-le – ne souffre pas l’ombre d’un doute. Nous aurions tort de nous gausser des seuls Américains tant la situation est à peu près la même chez nous. C’est la démocratie à cliquets : qu’une disposition législative libérale soit rejetée, on la proposera encore et encore jusqu’à ce qu’elle soit adoptée, par surprise ou de guerre lasse, ou le plus souvent par un immense effort de propagande médiatique. Une fois adoptée, elle est comme gravée dans le marbre de prétendus « bloc de constitutionnalité » ou « lois organiques » ou « socle de droits fondamentaux ». La simple idée de la resoumettre au vote de la représentation nationale est alors considérée comme un crime et même les formations les plus conservatrices ne s’y risquent d’ailleurs pas, que ce soit sur la peine de mort, le mariage pour tous ou le droit des étrangers, bref sur toute disposition que le nouvel ordre moral interdit de questionner. Et si d’aventures quelques malhabiles « perdent » imprudemment un referendum, comme pour la Constitution européenne de 2005, eh bien on passera outre la volonté populaire pour le plus grand bien de ces enfants qui constituent ledit peuple.

Tout le monde se rappelle le bon mot par lequel Bertold Brecht avait brocardé le pouvoir de la RDA : « J'apprends que le gouvernement estime que le peuple à ‘trahi la confiance du régime’ et ‘devra travailler dur pour regagner la confiance des autorités’. Dans ce cas, ne serait-il pas plus simple pour le gouvernement de dissoudre le peuple et d'en élire un autre ? ». Nos démocraties libérales valent-elle désormais vraiment mieux ?

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