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« Minorités d’Orient » : un regard sans concession sur la situation des Chrétiens au Proche-Orient

C’est un ouvrage aussi salutaire que remarquable que viennent de publier les Editions du Rocher. Sous la plume alerte de Tigrane Yégavian, « Minorités d’orient » vient très opportunément nous livrer un panorama sans complaisance de la situation au Proche-Orient de ceux que l’auteur appelle « les baptisés ». S’inscrivant dans un temps long, cette véritable anamnèse se démarque des habituelles analyses conjoncturelles pour montrer combien la situation actuellement critique des Chrétiens d’Orient – auxquels il adjoint les Yézidis – résulte de facteurs très variés dans le temps et dans l’espace, où le jeu politique des puissances régionales et internationales ont tout autant compté que les choix parfois malheureux des intéressés.

L’intérêt de « Minorités d’Orient » tient ainsi pour beaucoup à la récusation opérée par l’auteur de toute explication englobante ou de toute cause univoque aux situations par ailleurs très diverses vécues par ces différentes communautés. Non, le sort d’un Chaldéen d’Irak ne ressemble guère à celui d’un Grec orthodoxe d’Alep ; Non le destin d’un Yézidi du Rojava ne saurait se comparer à celui d’un Copte d’Alexandrie. Si l’on devait d’ailleurs formuler une critique envers l’auteur, c’est bien celle de croire que son lectorat puisse être aussi à l’aise que lui dans les mille et une portes confessionnelles et politiques de cet Orient compliqué. Des tableaux synoptiques des différentes Eglises non chalcédoniennes ou uniates détaillant ce en quoi elles diffèrent en termes christologiques et liturgiques auraient été bienvenus de même que leur pendant en matière de mouvements ou de mouvances politiques. Des cartes locales plus détaillées – autour de la plaine de Ninive, au Rojava ou en Syrie « utile » auraient aussi agréablement complété cet essai.

Quoi qu’il en soit, l’ouvrage s’emploie à démonter quelques lieux communs qui ont la vie dure. L’idée d’une part que l’Occident en général et la France en particulier ait agi et continue d’agir comme « protectrice » des Chrétiens d’Orient. Rappel documenté à l’appui, Tigrane Yégavian montre combien un tel soutien, généralement très intéressé, a le plus souvent relevé de la pétition de principe avant que de se retourner contre les intéressés, dès lors perçus comme supplétif de l’Occident, voire comme étrangers au pays. De même l’auteur tord le cou à l’idée très germanopratine selon laquelle le Kurdistan – Rojava syrien ou KRG irakien – est suffisamment démocratique et laïc et qu’il s’affranchit d’une conception étroitement ethnique de son identité pour constituer un havre de paix et de développement pour les Assyro-Chaldéens et les Yézidis. Enfin, loin de ne jeter la pierre que sur des causes ou des fatalités externes, « Minorités d’Orient » pointe l’invraisemblable jobardise des baptisés et surtout de leurs responsables communautaires – coupables aux yeux de l’auteur d’avoir cru aux promesses illusoires de l’Occident tout autant que de s’être empêtrés dans de fratricides guerres claniques en particulier au Liban. 

Au final, si Tigrane Yégavian évoque les deux modalités qui permettraient aux baptisés de se libérer de leur statut de dhimmis en terre d’Islam, ce n’est que pour mieux les récuser : l’option militaire d’une part et l’hypothèse diasporique d’autre part. Concernant la première, le rapport démographique est désormais tel qu’on voit difficilement les Chrétiens orientaux jouer un autre rôle que celui de supplétifs de telle ou telle faction musulmane. C’est d’ailleurs ainsi que les milices assyriennes ou chaldéennes sont employées par les Kurdes, pour le plus grand bénéfice opérationnel et communicationnel de ces derniers. Mais qu’un revers militaire surgisse et ces populations, reliquats de la présence chrétienne millénaire de Mésopotamie, seront les premières à en payer le prix. A cet égard, on peut s’étonner que l’auteur ait exclu du champ de son analyse le cas des Arméniens du Karabagh, qui sont parvenus par les armes à bâtir leur propre Etat en s’affranchissant de toute souveraineté musulmane ou étrangère. Certes, le Caucase est peut-être loin du Levant mais – après tout – guère plus que l’Egypte et les Coptes qui sont bien évoqués par l’auteur. Et surtout l’histoire des Arméniens que celui-ci connaît bien est étroitement mêlée à celle du Mashrek. Tigrane Yégavian ne semble d’ailleurs pas loin de considérer – non sans raison – que le Génocide des Arméniens par les Ottomans constitue la matrice et l’archétype de tous les soubresauts ultérieurs du Proche-Orient et de ses actuels dérèglements. 

Le fait diasporique semble trouver un peu plus de grâce aux yeux de l’auteur en ce qu’il permet aux membres émigrés des communautés considérées de bâtir de très efficaces réseaux de lobbying et de communication. Ainsi armées, ces importantes communautés de diaspora sont parfois à même d’influencer la politique des grandes puissances à l’instar de ce que font aux Etats-Unis les Coptes ou les Assyro-Chaldéens (il y a désormais plus de syriaques toutes confessions confondues en Occident qu’au Proche-Orient). Reste que ce fait diasporique pose des problèmes inédits en termes de conflit de légitimité entre les autorités politiques ou religieuses de ces communautés de plus en plus éclatées, ainsi qu’en termes d’occidentalisation des mœurs des jeunes générations vivant hors du pays. En toile de fond, c’est bien le spectre du délitement et de l’assimilation qui guette et – en vérité – on ne voit guère de solution réaliste au drame des Chrétiens d’Orient que de solution territoriale. Pire, à la lecture de « Minorités d’Orient », des esprits pessimistes peuvent se demander avec sincérité si l’auteur décrit le passé et le présent des Chrétiens orientaux ou le futur de leurs coreligionnaires occidentaux. 

L’évocation érudite par laquelle Tigrane Yégavian termine son propos, de même que cet optimisme de la volonté qui peut transparaître de l’ouvrage, laisseront dubitatif à cet égard. Certes, la « théologie contextuelle arabe » a sans doute bien des mérites mais on peut s’interroger sur l’applicabilité pratique de très intellectuelles considérations sociopolitiques à fondement religieux. Pour le meilleur comme le pour le pire, ce sont le plus souvent des solutions autrement plus radicales qui triomphent. A la question que pose l’auteur au détour d’un paragraphe « Devrait-on dans ce cas fabriquer des Néo-Babyloniens ou des Assyriens imaginaires ? Plus encore : s’inscrire dans le délire d’une frange radicale de chrétiens maronites qui prônent un retour à l’âge phénicien ? » on serait tenté de faire remarquer que les très modernes projets sionistes ou jeunes-turcs ont précisément procédé avec succès de ce type de délire. 

Quelle que soit l’appréciation très personnelle que tout un chacun peut avoir sur ces questions, l’ouvrage de Tigrane Yégavian permettra avec profit de ne plus jamais prétendre vouloir aborder l’Orient compliqué avec des idées simples.

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