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Arménie - Turquie: la troisième voie

Cet article constitue la version courte d'une longue tribune publiée en janvier 2015 des les toutes nouvelles pages françaises de la version papier de Nor Haratch. Nor Haratch est un tri-hebdomadaire français de langue arménienne, successeur du légendaire Haratch, quotidien de la première génération des Arméniens de France, rescapés du Génocide.

Je n'avais pas prévu de le publier rapidement afin de laisser la primeur à Nor Haratch. Néanmoins, ayant appris que la version longue avait été diffusée sur le blog Europe & Orient, il me semble que publier la version courte ne porte désormais aucun préjudice. La voici donc. Hasard du calendrier, la date de publication du présent article sera donc celle du 8ème anniversaire de l'assassinat de Hrant Dink.

Depuis quelques temps, la question arménienne oppose tenants d’une solution politique et partisans d’un arrangement personnel entre individus supposés de bonne volonté. Dans un échange récent sur Facebook, l’un de ces « réconciliationnistes » – ni Turc, ni Arménien – a écrit une phrase éclairante quant aux affects les motivant. Cette personne dont l’identité importe peu ici, a écrit « Moi je voudrais juste pouvoir aller de Kars à Erévan en une heure de bus […]». 

Cette phrase ramène un problème politique à une question égocentrée (« Moi, je voudrais ») et le réduit à sa dimension utilitaire et consumériste (« aller de Kars à Erevan en une heure de bus »). Dans ce cadre qu’imposent les réconciliationnistes – certains avec sincérité, d’autres par calcul et les plus nombreux par confusion – il ne saurait y avoir d’opposition d’idées. Si on s’oppose à eux, c’est qu’on ne les aime pas et si on formule des exigences en termes politiques, c’est qu’on est raciste. C’est d’ailleurs l’accusation de racisme que n’a pas manqué de porter cette personne qui voulait aller « de Kars à Erevan en une heure », à la lecture des revendications territoriales du parti Dachnag vis-à-vis de la Turquie.

Cette tendance correspond à la décomposition de la conscience collective en sentiments individuels. Elle surgit aujourd’hui car les utopies collectives du 20ème siècle ont fait long feu et que certains de leurs militants ont viré du libertarisme au libéralisme. Ceux qui entonnaient autrefois « je ne veux pas perdre ma vie à la gagner » déclarent aujourd’hui « si à 50 ans t’as pas une Rolex, t’as raté sa vie ». C’est par le même procédé de décomposition que ceux qui furent de toutes les manifs pour la décolonisation et contre les juntes sud-américaines ou turque, déclarent que les Arméniens devraient se concentrer sur des « avancées pragmatiques ». 

Le pragmatisme est un gauchissement de la pensée en ce qu’il est un renoncement de la volonté. René Guénon, penseur majeur de la Tradition qui abhorrait la modernité, considérait que « le pragmatisme achève de faire évanouir la notion même de vérité en l’identifiant à celle d’utilité, ce qui revient à la supprimer purement et simplement ».

Pendant des années, cette pensée « pragmatique » n’a pas eu cours auprès des militants de la Cause arménienne. Le modèle, c’était le combattant, c’était Kevork Tchavouche. Ce modèle a inspiré la structuration politique de la Diaspora arménienne. Il a eu des succès en permettant le maintien et la survie de l’arménité hors-sol. Il a aussi permis la renaissance de l’Arménie indépendante, consubstantielle de la victoire dans le conflit du Haut-Karabagh. Il a même permis l’ouverture de ce minuscule espace de liberté d’expression en Turquie – une réalité que les réconciliationnistes préfèrent « pragmatiquement » oublier. Mais ce modèle a fondamentalement échoué dans son objectif de détruire l’Etat criminel. 

Et puis, avec la décomposition précédemment décrite, est arrivé le modèle « pragmatique ». Il a été porté à son apogée par Hrant Dink. C’était justement un progressiste. Le modèle pragmatique ne s’oppose pas à l’Etat criminel, il croit que l’évolution des mœurs de la société turque conduira à l’octroi de droits pour les Arméniens de Turquie. Il accompagne cette illusion en se plaçant dans le cadre de la structure de domination de l’Etat. Hrant Dink n’était pas seul dans cette démarche, ils étaient – ils sont toujours – nombreux. Mais le seul qui a été assassiné, c’est l’Arménien. Ce modèle a donc également failli. 

Cependant cette logique et ce cadre « pragmatiques » complaisent toujours à l’Etat turc qui continue de le promouvoir. Pour parler marxiste, ils lui complaisent de manière exactement analogue à la préférence des structures de domination capitalistes envers les récompenses individuelles et leur hostilité pour les revendications collectives. Ou, pour parler comme Malcom X, le Maître sera toujours défendu par quelque « home negro » qu’il gratifiera à peu de frais pour sa loyauté et sa fidélité. Actuellement des Arméniens de Diaspora entreprennent des démarches pour récupérer une ruine ou un lopin de terre. Ces démarches individuelles, non politiques, constituent des succédanés de réparation qui ne coutent pas cher au regard de l’immensité du tort. Ankara peut les valoriser en termes de communication ou les révoquer discrétionnairement. La démarche plait tellement qu’Ahmet Davutoglu propose maintenant d’octroyer la citoyenneté turque aux descendants des rescapés du Génocide.

Marc Nichanian a magistralement analysé la dette infinie des Arméniens vaincus envers les Turcs vainqueurs. Une dette par laquelle l’Etat criminel a transformé pendant des siècles « le sang en sens », c’est-à-dire la force productive d’un peuple châtré en projet politique de la nation castratrice. Une dette qui n’a pris fin qu’avec la volonté du dominant d’en finir avec la domination en sacrifiant le dominé. Le rêve éveillé que font les réconciliationnistes s’inscrit parfaitement dans les projets politiques de responsable turcs qui ne rêvent pas. En acceptant pour solde de tout compte la citoyenneté turque, les Arméniens qui en voudraient bien réenfileraient le joug dont leurs grands-parents n’ont été affranchis qu’au prix du pire des crimes contre l’Humanité. 

Kevork Tchavouche a échoué et Hrant Dink aussi. Y’a-t-il une troisième voie ? Oui, il y en a une : Refuser l’Etat turc. Le proscrire inconditionnellement et à jamais. Le placer dans un trou noir d’avec lequel aucune relation n’est possible. Boycotter le folklore d’Aghtamar, les biçim des pince-fesses parisiens. Ne rien demander, ne rien attendre et ne rien espérer si ce n’est la résurgence de la volonté dans l’âme arménienne. Au demeurant, le processus a déjà commencé mais il faudra des siècles pour restaurer intégralement ce dont nous n’avons sans doute plus qu’une vague idée. 

Ah ! Au fait, je me moque évidemment – nous nous moquons – d’aller de « Kars à Erevan » et encore plus « en une heure de bus ». Ce que nous voulons, c’est redresser une nation en restaurant sa Virtus. La Turquie ne peut en aucun cas faire partie de ce projet.

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