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La fête de l'Eurovision ternie par le régime azerbaïdjanais

Le Hufftington Post a récemment publié un article que j'ai écrit et qui dépeint les pratiques autoritaires du régime azéri, ainsi que sa propension à stigmatiser les Arméniens comme dérivatifs aux privations de liberté de la société azerbaïdjanaise. Pour des raisons éditoriales bien compréhensible, l'article publié était une version résumée de l'article complet que voici.

Shooté aux pétrodollars, le régime autoritaire et corrompu de Bakou compte sur l’Eurovision pour redorer son blason. Les ONG de droits de l’Homme et la presse européenne ont cependant largement rendu compte de l’état d’oppression de la société azérie. Mais pour détourner l’attention, l’Azerbaïdjan a un bouc-émissaire tout trouvé : les Arméniens.

Sale temps sur l’Eurovision ! Cette année, le kitschissime mais néanmoins très populaire concours organisé par l’Union Européenne de Radiotélévision se déroulera du 22 au 26 mai, à Bakou en Azerbaïdjan. Le choix de ce lieu a priori peu européen découle de la grande tradition de l’Eurovision qui veut que le pays-hôte soit celui du vainqueur de l’année précédente. C’est donc au talent d’Ell et Nikki, lauréat du concours 2011, que Bakou peut aujourd’hui accueillir le prestigieux évènement et que l’Eurovision se doit d’être bien embarrassée.

Car ce pays-hôte fait sérieusement controverse : l’Azerbaïdjan est dirigé par un régime autoritaire qui est régulièrement épinglé pour ses graves violations des droits de l’Homme et notamment pour les menaces qui y pèsent sur la liberté d’expression. A titre d’exemple, Reporters Sans Frontières a classé l’Azerbaïdjan 162ème sur 179 et cette organisation range le président Ilham Aliev parmi les prédateurs de la liberté de la presse, aux côté des présidents du Belarus, de Syrie ou du Zimbabwe. Le président Aliev qui a hérité du pouvoir à la suite de son père, un ancien du KGB puis du Politburo de l’URSS, a d’ailleurs fait modifier la Constitution pour être élu autant de fois qu’il le souhaite.



Menaces, tortures et sex-tapes

La presse européenne s’est largement faite l’écho, et de l’oppression vécue par les citoyens d’Azerbaïdjan, et de la gêne de certains pays occidentaux – tels l’Irlande, la France ou les Pays-Bas – qui ont un temps fait part de leurs hésitations à cautionner ce régime en prenant part à l’édition 2012 de l’Eurovision. Ainsi le 4 février dernier Der Spiegel Online a rapporté la cuisante expérience vécue par Khadijah Ismailova, une journaliste de Radio Liberté qui avait eu la mauvaise idée d’investiguer les origines de la fortune du clan Aliev et notamment les liens entretenus par les filles du dictateur avec des sociétés-écrans basées dans des paradis fiscaux. Menaces, sex-tapes, harcèlement et autres méthodes de barbouzes constituent depuis lors son lot quotidien. Mais ceci ne semble pas avoir entamé la détermination de Mme Ismailova qui a récemment révélé l’intérêt sonnant et trébuchant de la famille Aliev dans la construction du « Crystal Hall » destiné à accueillir la cérémonie de l’Eurovision.

Son expérience n’est hélas pas unique : le régime policier de Bakou dirige le pays d’une main de fer et malheur à ceux qui se mettent sur le chemin de la dynastie au pouvoir ou qui ont le tort de lui déplaire : Die Zeit (20 mars 2012) fait état de l’expropriation abusive de dizaines de familles ou de l’oppression subie par la communauté homosexuelle de ce pays tandis que The Independent (10 mai 2012) rapporte le cas de ces musiciens torturés pour avoir publiquement critiqué l’homme fort du régime. Et que dire de la mésaventure vécue par une quarantaine de citoyens azéris qui avaient eu l’idée incongrue de voter pour le duo arménien d’Inga et Anouche lors d’une précédente édition de l’Eurovision et convoqués en raison de ce choix « antipatriotique » par le Ministère de la sécurité nationale, rien de moins (Reuters, 18 août 2009) ?

La création et l’instrumentalisation du nationalisme

Car le régime policier de Bakou dispose d’un bouc-émissaire tout trouvé pour détourner l’attention de la population sur la privation de ses libertés et sur le colossal enrichissement personnel de la famille Aliev : les Arméniens. Depuis la perte en 1994 de sa colonie du Haut-Karabagh, dont la population arménienne s’est de facto constituée en république indépendante, tout est bon pour entretenir une véritable hystérie anti-arménienne dans le pays. Ainsi, l’Azerbaïdjan a longtemps maintenu ses « Pieds-Noirs » – quelques 700 000 colons du Haut-Karabagh et des régions environnantes – dans un état de précarité et de misère quand bien même ses considérables moyens financiers lui auraient aisément permis de les intégrer dans la société azérie. Si les derniers camps de réfugiés ont été fermés en 2008, ils existent toujours dans une rhétorique nationaliste qui permet de prévenir toute agitation sociale.

Parallèlement, ceux qui mettent en question la version azérie du conflit sont sérieusement inquiétés : Le journaliste d’investigation Eynulla Fatullayev a longtemps goûté la douceur des geôles azerbaidjanaises pour avoir mis à jour l’implication des troupes azéries dans le massacre de Khojalou lors de la dernière phase de la guerre du Karabagh. C’est après avoir révélé que le coup avait été organisé par le clan de Gueïdar Aliev – le père de l’actuel président – pour faire tomber le président Mutalibov que Fatullayev fut arrêté et emprisonné de 2007 à 2011. Sans surprise, le pouvoir l’avait alors accusé d’être « un agent arménien » de même qu’avec constance, il impute aux forces armées arméniennes les exactions commises à Khodjalou. Soutenu par l’ensemble de la communauté internationale, Eynulla Fatullayev a finalement été libéré le 29 mai 2011, avant de recevoir le prix mondial de la liberté de la presse de l’Unesco le 4 mai dernier. Il est intéressant de noter que Fatullayev a depuis lors confirmé ses accusations sur le rôle du régime Aliev dans la chute de Khodjalou.

Il faut aussi dire que la préoccupation identitaire prend souvent une dimension pathologique pour les responsables d’une jeune nation qui ne peut se prévaloir de la tradition historique millénaire des voisins arménien et géorgien. A cet égard, on ne compte plus les initiatives prises par le régime pour « découvrir » de douteuses origines azéries à des vestiges albaniens, pour ne rien dire de la destruction du joyau médiéval de Djoulfa, afin de « purifier » le territoire azerbaidjanais de toute trace de son passé arménien. Une destruction sur laquelle l’Unesco a gardé un silence bien pudique : il faut dire que Mme Alieva, la première dame du pays, sait se montrer généreuse avec l’organisation chargée – ailleurs – de la protection du patrimoine culturel. Métamorphosée par la magie des pétrodollars en « ambassadrice de bonne volonté » de l’Unesco, elle pratique une très habile diplomatie culturelle qui permet à l’Azerbaïdjan de s’acheter, à défaut d’une identité, une respectabilité.

Les Arméniens, « ennemis de l’Azerbaïdjan », interdits d’Eurovision

Il n’est reste pas moins que la culture ne saurait tout justifier, et certainement pas une quelconque réconciliation avec des Arméniens érigés par le président lui-même en « ennemis de l’Azerbaïdjan ». Depuis peu, c’est même l’ensemble des Arméniens à travers le monde qui serait ainsi supposé manigancer contre Bakou. La fièvre du complot judéo-maçonnique n’est pas loin !

Ainsi, le 22 février dernier, le président Ilham Aliev a déclaré lors d’une allocution a priori sans rapport avec la question « Mais il y a des forces qui ne nous aiment pas, nos détracteurs. Ils peuvent être divisés en plusieurs groupes. Premièrement, nos principaux ennemis sont tous les Arméniens du monde et les politiciens hypocrites et corrompus en leur contrôle. Les politiciens qui ne veulent pas voir la vérité et qui sont impliqués dans le dénigrement de l’Azerbaïdjan en différents points du globe. Des parlementaires, certaines personnalités politiques qui tirent leurs revenus du lobby arménien. Nous les connaissons tous. Il n’est nul besoin de les nommer. C’est un premier groupe. ».

Cette vision délirante qui désigne et discrimine un groupe de population sur une base ethnique réelle ou supposée pour en faire l’agent d’un invraisemblable complot international rappelle les heures les plus sombres de notre histoire et porte un nom : le racisme. C’est donc très logiquement que cette déclaration a fait grand bruit à Erevan où elle a poussé, le 7 mars dernier, la Télévision Publique arménienne à annoncer son retrait de l’édition 2012 du concours de l’Eurovision. Si Erevan n’a encore publié aucun communiqué justifiant officiellement sa décision, des officiels du Ministère des Affaires Etrangères ont déclaré sous couvert d’anonymat qu’elle est due au fait que « la sécurité et l’intégrité physique des membres de la délégation arménienne ne sont pas assurées en Azerbaïdjan ». Une information que l’Eurovision n’a sans doute pas dû avoir puisqu’elle a cru bon, ce 11 mai, d’annoncer des sanctions envers l’Arménie pour son refus de participation !

La déclaration du 22 février n’est pourtant pas un fait isolé. Le président Aliev a récidivé ce 16 avril en affirmant que « une guerre électronique est menée contre nous. C’est vrai. J’en suis absolument sûr, au-delà de tout doute. Le lobby arménien est, bien sûr, particulièrement actif dans cette guerre. Ces tentatives pour discréditer l’Azerbaïdjan, nier sa réalité, le dépeindre à travers le monde comme un pays arriéré et non démocratique constituent le sale boulot du lobby arménien. Sa sphère d’influence est assez large. Ils sont représentés dans les principaux médias imprimés de divers pays. Parfois, ils avancent sous différents noms et cachent leur origine. C’est un problème secondaire maintenant. Une personne ne devrait pas dissimuler sa nationalité. Tout le monde devrait être fier de sa nationalité. Mais ils sont différents, même à cet égard, dans d’autres pays. Parfois, ils mènent des campagnes ouvertes contre l’Azerbaïdjan et essaient de porter dommage à notre image de manière coordonnée. Leurs activités sont directes, l’Azerbaïdjan est la cible numéro un du lobby arménien. Pour nous aussi, je le répète, le lobby arménien est l’ennemi numéro un. Nous devons être prêts pour le combat. […] Le lobby arménien opère en Europe et dans les grands pays depuis des décennies, peut-être même des siècles. Il est bien organisé, très agressif et il constitue une force négative. La force motrice de l'information négative contre nous, c'est le lobby arménien, pour ainsi dire. Il y a des politiciens dans certains pays qui sont sous l’influence du lobby arménien et qui vivent de leur sale argent. Nous connaissons leurs noms, nous les connaissons. Il suffit de regarder le nombre de leurs voyages vers la soi-disant « République du Haut-Karabagh » pour comprendre pourquoi ils y vont. Il s'agit d'une deuxième force. »

Un tel endoctrinement à la haine raciale professé au plus niveau d’un Etat membre du Conseil de l’Europe, un tel degré de psychose irrationnelle, apparaissent comme extrêmement préoccupants et justifieraient une prise de conscience internationale : cette affaire ne devrait pas concerner que l’Arménie. Certes à ce jour ce sont des citoyens de la République d’Arménie dont Bakou refuse de garantir la sécurité, discrimination qui est déjà inacceptable en soi.

Mais qu’en serait-il si un Français, un Tchèque ou un Polonais d’origine arménienne souhaitait visiter l’Azerbaïdjan ? Le peuple arménien, à travers sa diaspora, a donné de nombreux artistes à la communauté internationale. Pour n’évoquer que la France, la sécurité de Charles Aznavour, d’André Manoukian ou d’Hélène Ségara seraient-elles assurées si d’aventure ils souhaitaient assister au concours de l’Eurovision à Bakou ? Au-delà de ces personnalités, la mansuétude de l’Eurovision et de la communauté internationale semblent bien choquante face à de telles violations des principes de la Charte des Nations Unies.

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