Accéder au contenu principal

L’infinitude du crime et de la demande de pardon

Par Talin Suciyan 
Traduit par Laurent Leylekian à partir de la version anglaise de Vartan Matiossian . Correction et vérifications de Vilma Kouyoumdjian à partir de la version turque. Une version arménienne est également disponible.

Willy Brandt s'agenouillant devant le mémorial
du Ghetto de Varsovie
La semaine dernière, la déclaration du Premier Ministre turc Erdoğan à propos du Dersim a immédiatement reçu des commentaires favorables de la presse dominante et nous avons dû attendre jusqu’au week-end pour lire des articles plus critiques à son sujet. Deux articles, respectivement d’Ayse Hür et du professeur Taner Akçam, donnèrent l’impression d’une « introduction à la littérature des excuses », en particulier pour le premier Ministre lui-même [1] . Plusieurs points évoqués dans ces articles mériteraient discussion mais ce dont je veux débattre maintenant est assez différent. 


D’abord et avant tout, on ne peut défaire ce qui s’est déjà produit par le biais d’excuses. En d’autres mots, personne ne peut être absous d’un crime, ou ne peut s’absoudre lui-même, simplement en s’excusant ou en exprimant une repentance, surtout s’il s’agit d’un génocide – un crime qui a rempli l’objectif d’anéantir un groupe de personnes d’une manière soigneusement planifiée et organisée. Celui qui demande pardon s’engage dans un voyage sans fin tout simplement parce que la catastrophe est incommensurable. Qu’elles soient présentées à la population du Dersim, aux Arméniens, aux Assyro-chaldéens, aux Grecs pontiques et d’Asie mineure, aux victimes de la torture systématique, aux Alévis, ou aux Kurdes, des excuses dûment formulées ne constituent pas une fin en soi, mais le début d'un voyage sans fin contre la régénération de la négation au sein de l'Etat et du grand public. C’est parce que la Turquie ne sera jamais plus la société qu’elle était avant 1915 – de même que l’Allemagne ne sera jamais plus l’Allemagne où la Shoah ne se serait pas produite. C’est parce que chaque pouce du territoire allemand et de ces territoires au-delà des frontières allemandes où les Juifs furent tués portent les traces de vie et de labeur des Juifs de même qu’en Turquie chaque pouce du territoire portent les traces de vie et de labeur des Arméniens et des Assyro-Chaldéens. Demander pardon c’est prendre conscience que l’infinitude de la catastrophe est irréversible et par conséquent c’est le début d’une route sans fin. Quelques mots proférés accessoirement en dénigrant le parti d’opposition ne peuvent constituer une demande de pardon ; Ce ne peut être qualifié que de honteux pour citer Taner Akçam. 

Au regard des mécanismes de négation qui sont opérant partout en Turquie où il est fait mention de ces crimes, les quelques mots d’Erdoğan sont loués comme « un pas important », « un jalon », « un mouvement sans précédent ». Ceux qui pensent et parlent de la sorte ne voient pas que ce type d’autocongratulation prouve seulement combien le déni est institutionnalisé et banalisé dans le pays. L’article de Yıldırım Türker, « ces visages sourient encore », est un rappel de cette persécution car le déni est une persécution [2]. Le déni de responsabilité signifie pour les victimes que leur statut de victime s’accroîtra en s’intensifiant. C’est pour cette raison que Kılıçdaroğlu a fait mention de la Diaspora arménienne car le crime du déni est gravé dans la même « carte mentale » de Kılıçdaroğlu et d’Erdoğan. Une négation qui constitue l’histoire commune des deux. C’est pour cette raison que lorsque Kılıçdaroğlu dit en évoquant les mots du Premier ministre sur le Dersim que « la carte mentale du Premier ministre de ce pays est identique à celle de la Diaspora arménienne », il touche la corde la plus sensible. La réponse épidémique du Premier ministre fut « Je défie celui qui me compare à la Diaspora arménienne ». 

Quoiqu’ils vivent cachés, l’existence des Arméniens dans toute l’Anatolie témoigne encore aujourd’hui de faits historiques. Après le Génocide (si le Génocide constitue quelque chose à placer entre deux dates comme on le fait souvent), les Arméniens qui survécurent tentèrent d’une manière ou d’une autre de rester sur leurs lieux d’habitation. Par exemple, selon le recensement de 1965, le nombre de ceux dont l’arménien était la langue maternelle était de 849 à Kastamonu, 488 à Bolu, 376 à Hatay, 228 à Sinop, 217 à Sivas, 216 à Amasya, 148 à Malatya, 132 à Diyarbakır et 118 à Yozgat [3]. Et aujourd’hui, il n’y a à peu près plus d’Arméniens en ces endroits. Ni le Premier ministre, ni Kılıçdaroğlu ne ressentent le besoin de demander pourquoi les Arméniens furent contraints de quitter ces villes et de venir à Istanbul…Parce que pour eux, il n’y avait rien de plus naturel que la République respirant dans le cou de quelques Arméniens qui continuaient leur existence en Anatolie. Les gens qui essayèrent de maintenir leur existence sur la terre où leurs morts tombèrent – en dépit de toute sorte de pressions, menaces et politiques de peuplement – furent transformés en vagabonds. En conséquence, la communauté arménienne qui existe aujourd’hui à Istanbul est bel et bien une diaspora, une diaspora créée par la politique négationniste de la République [4]

A côté de tout ça, il reste sur les épaules des Arméniens, dans tout le pays, à se défendre au nom de la « Diaspora arménienne », un terme utilisé comme une insulte, un blasphème. La raison en est que la Diaspora arménienne est non seulement marquée en rouge dans la carte mentale d’Erdoğan et de Kılıçdaroğlu mais aussi pour toute la société et ses intellectuels. Les Arméniens en quête de justice « sont criminels, nationalistes, remplis de haine et de dégoût ». Kılıçdaroğlu et Erdoğan représentent également de larges segments de la société. Les intellectuels de ce pays ne pourront qu’enseigner la signification des excuses à leurs dirigeants dans la mesure où ils défendront la Diaspora arménienne et ses demandes de justice. Parce que n’oublions pas que le déni n’est pas seulement l’émanation de l’Etat mais qu’il est aussi, depuis presque un siècle, le fait de larges segments de la société et de son intelligentsia. Le sujet de préoccupation n’est pas dans les sentiments de ceux qui demandent leurs droits mais dans la légitimité de ces droits réclamés. Le temps passé n’y a rien changé. Car, comme nous pouvons le voir, 73 ans et 96 ans après les évènements, le passé n’a jamais cessé de faire partie du présent. 


[1] Pour la déclaration d’Erdoğan, voir la presse turque du 23 novembre 2001. Erdoğan a déclaré « …s’il existe une telle littérature, je demande pardon ». 

[2] Pour l’article de Türker, voir Radikal, 27 Novembre 2011 

[3] Peter Alford Andrews and Rüdiger Benninghaus, Ethnic Groups in the Republic of Turkey, Wiesbaden, 1989 

[4] Pour ceux qui pourraient objecter à cela, constituer une diaspora ne signifie pas vivre en dehors des frontières de l’Etat dans lequel on avait l’habitude de vivre mais être déraciné de manière forcée. Quiconque est forcé de vivre dans un endroit différent de celui considéré par lui comme son foyer vit en diaspora. Dans son livre « Mémoires d’Istanbul », traduit en turc (par Silva Kuyumciyan), Hagop Mntzuri écrit sur le fait d’être « otage à Istanbul », ce qui reflète l’exacte situation. Par ailleurs, les frontières étatiques ne peuvent constituer le seul critère pour caractériser la diaspora, parce que ces frontières sont toujours mouvantes. L’exemple de Hatay (Antioche) suffit probablement à illustrer ce phénomène.

Commentaires