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Lettre ouverte aux amateurs de fables orientales

Au-delà de l’entreprise de réhabilitation d’idéologies criminelles, le négationnisme, par la posture philosophique dont il se pare, constitue une tentative de destruction de ce que la pensée occidentale a apporté de plus novateur : la distinction entre réalité sensible et vérité intelligible. Il constitue donc à proprement parler une entreprise de désoccidentalisation du monde.

Une discussion courtoise mais franche m’a récemment mis aux prises avec le sympathique rédacteur en chef du Taurillon. Ce webzine fédéraliste a eu l’idée contestable de consacrer à la Turquie la semaine de commémoration du Génocide des Arméniens avec, bien entendu, des articles favorables à l’adhésion de ce pays à l’Union européenne. Très loyalement d’ailleurs, il m’a été proposé de rédiger un article en sens contraire, ce que j’ai fait. Cet article a également été publié par le Taurillon, quoique tardivement, mais il n’aborde pas un point pourtant crucial sur lequel j’entends ici revenir.

La cause de mon navrement, et de la présente réflexion, réside dans les idées développées par un article de M. Joseph Richard intitulé « Génocide arménien : histoire et politique ne font pas bon ménage ». Les lecteurs intéressés pourront s’y reporter mais, pour la résumer en quelques mots, l’argumentation de l’auteur consiste à affirmer que la « liberté d’opinion » doit être totale – en Europe comme en Turquie – et que l’Union européenne ne devrait se battre que pour permettre aux citoyens turcs d’avoir l’opinion qu’ils souhaitent sur cette question sans encourir les poursuites judiciaires de l’article 301 actuellement en vigueur dans ce pays ; et de mettre implicitement en parallèle, cette disposition du code pénal turc et les projets de pénalisation du négationnisme en France.


Je ne sais si l’auteur de cet article reproduit à son insu l’une des stratégies de communication d’Ankara ou s’il est conscient de ce rôle, mais toujours est-il qu’il en reprend très bien la position particulièrement insidieuse consistant à faire du Génocide des Arméniens et de sa reconnaissance, une question d’opinion personnelle[1]. Comme pour m’apaiser, lors de nos échanges électroniques, le rédacteur en chef du Taurillon m’a assuré que M. Richard « ne nie absolument pas la réalité du génocide arménien que ce soit dans cet article ou en pensées ». Celui-ci, d’ailleurs, écrit lui-même « A titre personnel, je considère les massacres de cette époque […] comme un génocide planifié qui a conduit à l'élimination de 50% de la population arménienne d'époque ».
Vérité intelligible et réalité sensible

Au risque de les décevoir l’un et l’autre, il est assez secondaire qu’ils reconnaissent « personnellement » le Génocide des Arméniens, de même qu’il est assez secondaire que je le reconnaisse ou que je ne le reconnaisse pas. Ce qui est en jeu est le rapport que nous avons à la Vérité et à la Justice et je voudrais m’en expliquer. Qu’on en considère sa définition historique ou sa définition juridique, et si les mots ont un sens, le traitement appliqué par l’Etat turc à ses ressortissants arméniens correspond en tout point, et même par définition[2], à ce que nous appelons un génocide. C’est exactement par le même procédé de désignation formelle que, une fois définies les notions de degré Celsius et de pression atmosphérique, nous pouvons dire sans risque que l’eau bout à 100°C à la pression atmosphérique. Philosophiquement parlant, il s’agit là de réalités éternelles et universelles relevant de la catégorie de l’intelligible et non pas de réalités sensibles afférentes aux opinions que peuvent en avoir telle ou telle personne. Pour reprendre le langage platonicien[3], ces réalités relèvent de la Vérité accessible seulement par les méthodes propres à la Raison (logos) et à la Science (épistèmé) et elles transcendent les opinions (doxa) variables qu’on peut en avoir en fonction de nos sens : Il s’agit de Formes Pures (idea) et non d’idoles (eidolon c’est-à-dire, littéralement, de simulacres) en lesquels nous serions libres de « croire » ou de ne pas « croire »[4].

Une personne qui affirme que « personnellement », elle reconnaît le Génocide des Arméniens se place dans la même situation qu’une autre qui affirmerait que « personnellement », elle reconnaît que l’eau bout à 100°C : cette attitude est celle de la négation de vérités universelles au profit d’opinions particulières. De ce point de vue d’ailleurs, il n’y a ontologiquement aucune différence à reconnaître « personnellement » le Génocide ou à le nier tout aussi « personnellement »[5],[6].

Mais en quoi est-ce grave ? Après tout, ne trouve-t-on pas des gens pour croire que l’eau ne bout pas à 100°C ou – pour prendre des exemples plus populaires dans les milieux conspirationnistes – pour croire que John F. Kennedy vit toujours, en compagnie de Marylin Monroe, caché dans la jungle amazonienne ?

Le négationniste, un acte criminel au même titre que le génocide

Si chaque déni de vérité est effectivement grave, le déni de la vérité du Génocide l’est à double titre. Il l’est d’abord politiquement – comme cela est bien établi – car un génocide n’est pas qu’un fait historique, c’est aussi un acte criminel. On sait que ceux qui nient un génocide ne le font ni par conviction, ni par fantaisie mais pour échapper à leurs responsabilités ou pour en absoudre les coupables. La négation d’un génocide est généralement présentée comme la dernière phase d’un génocide mais c’en est aussi la première : dès avant les meurtres auxquels ils procéderont, les tueurs mettent en place les dispositions nécessaires pour en effacer les traces[7].

Comme le disent les spécialistes de la question, « nier la réalité factuelle et morale [d’un génocide] ne constitue pas un travail scientifique mais un exercice de propagande visant à blanchir les auteurs de ce crime, condamner ses victimes et effacer sa signification éthique »[8]. De sorte que, si le monde était quelque peu conséquent, le négationnisme du Génocide des Arméniens devrait être judiciairement puni comme celui de la Shoah, c’est-à-dire à plusieurs titres :

Dans l’ordre des moyens, il constitue en effet une promotion du racisme et de la discrimination par le biais de la violation du droit irréfragable à la dignité des victimes et de leurs descendants, de l’injure et de la diffamation appliquées collectivement à une catégorie de personnes.

Dans l’ordre des fins, il constitue un appel au meurtre car désigner les Arméniens comme des menteurs vils et sournois n’œuvrant qu’à imputer injustement le pire des crimes à un Etat dans le seul but de lui nuire – en empêchant son adhésion à l’Union Européenne et en aidant les Occidentaux à le démembrer, peut-on lire dans le système turc de propagande – constitue non seulement une apologie de l’anéantissement passé mais aussi une justification présentée en forme d’autodéfense pour de futures exterminations[9].

A n’en pas douter, si le monde était quelque peu conséquent, la place des responsables politiques turcs actuels serait donc dans le box des accusés d’un tribunal pénal, non seulement pour la gigantesque entreprise passée de meurtre et de spoliation[10] mais aussi et surtout pour leur agissements actuels visant à « l'incitation directe et publique à commettre le génocide » punis au même titre que le génocide lui-même par l’article 3 de la Convention de 1948 pour la prévention et la répression du crime de génocide.

Le négationnisme comme régression de la pensée occidentale

Mais il y a peut-être encore plus grave car plus fondamental : ceux qui ramènent la réalité factuelle d’un fait avéré à une question d’opinion personnelle rompent – qu’ils en soient conscients ou non – avec 2500 ans de pensée occidentale.

L’Europe s’est précisément construite sur l’idée qu’il existait des vérités indépendantes de nos opinions. Si c’est l’Europe qui a pensé le monde, si c’est elle qui a donné un signifié au signifiant, c’est précisément parce que la pensée occidentale, la première et longtemps la seule, a interprété les évènements sensibles au regard de ces Formes Pures qu’elle a ambitionné d’atteindre. A cet égard, il y a eu une continuité totale entre les penseurs modernes, la scolastique chrétienne et la pensée grecque qui les avait précédés : la vertu classique – le Bien et le Bon - a été réinterprétée à l’aune de la Passion christique, et la Vérité des Formes pures à celle de la Justice[11]. De Platon à Saint Augustin et de Plotin à Kant, et au-delà de leurs divergences, le Vrai et le Juste ont donc toujours été conçus comme deux aspects d’une même Idée, qu’elle relève d’une pensée laïque ou religieuse. Comme l’a très justement observé le philosophe Jean-François Mattéi, l’exigence de Justice et l’exigence de Vérité ne sont qu’une seule et même chose : « la préoccupation attentive (…) de ce qu'il y a de plus précieux en l'homme (…) se situe au croisement des trois orientations du regard : le souci de la compréhension du monde dans l'universalité de la vérité ; le souci de la communauté en tant que communauté dans l'universalité de la justice ; et le souci de la compréhension de l'âme en tant qu'âme dans l'universalité du Bien. »[12]

Rejeter un fait objectif dans la catégorie des opinions sensibles, c’est participer à l’œuvre de destruction de l’Europe, c’est-à-dire la destruction des valeurs européennes qui façonnèrent et qui façonnent encore notre entendement du monde. Il faut alors faire preuve de beaucoup d’optimisme ou de beaucoup d’indulgence pour considérer cette destruction sous le jour positif de la probité nietzschéenne, celle du « crépuscule des idoles » de l’Occident que le penseur de Sils-Maria appelait de ses vœux. Mais n’est pas postmoderne qui veut, et encore moins qui ne le veut pas : il n’est que trop facile de discerner dans cette forme de négationnisme, non pas un dépassement de la hiérarchie des valeurs européennes, mais bien la régression nihiliste tant redoutée par Nietzche. Celui-ci se proposait d’élever ses semblables pour en faire de ce qu’il appelait « bons Européens », c’est-à-dire de « très libres esprits », capables en parfaite connaissance de cause de s’affranchir de leurs anciennes morales et de leurs généalogies pour les dépasser.

Là n’est pas l’ambition de la négation de la vérité telle que professée par les négationnistes de génocides. Si celle-ci a parfois pu prendre l’apparence de transgression, c’est par ce goût du spectacle, de la curiosité et du plaisir de choquer propre à la civilisation des « derniers hommes » dans laquelle nous sommes désormais plongés[13]. Mais en vérité, loin d’être un dépassement, elle est une régression vers la pensée présocratique et ses confuses sophistiques. Insistons sur ce que cette attitude signifie : il ne s’agit pas même d’un relativisme moral qui consisterait à concevoir différentes hiérarchies de valeurs ; il s’agit bien de nier qu’une réalité objective existe au-delà de nos opinions sensibles.

A cet égard, il est peut-être utile de rappeler que pour les penseurs de l’Antiquité grecque, la Vérité se définissait paradoxalement de manière négative comme aletheïa, c’est-à-dire comme l’absence d’oubli[14]. Par opposition, cette promotion de l’oubli qu’est la négation de toute vérité – qu’on pourrait appeler léthéisme – conduit donc directement aux ténèbres de la pensée, à la rhétorique creuse par laquelle les sophistes prétendaient pouvoir tout démontrer et son contraire.

Le modèle de cette attitude, ce n’est pas le bon Européen de Nietzche, c’est Gorgias[15], c’est-à-dire cet état précédant la naissance de la pensée occidentale où l’on croyait que le discours (fabula) persuasif pouvait se substituer à la dialectique et à la recherche de la vérité[16].

Il est d’ailleurs hautement significatif que, précisément dans le Gorgias où Platon dénonce les prétentions de ce redoutable rhéteur, les propos de Socrate à Polos soient particulièrement illustratifs de ce lien que fait la pensée européenne entre Justice et Vérité : « Et moi, je pense, Polos, que l’homme qui commet une injustice et qui porte l’injustice dans son cœur est malheureux en tous les cas, et qu’il est plus malheureux encore s’il n’est point puni et châtié de son injustice, mais qu’il l’est moins, s’il la paye et s’il est puni par les dieux et par les hommes. […] Ces gens-là, excellent Polos, se sont à peu près conduits comme un homme qui, atteint des plus graves maladies, se serait arrangé pour ne point rendre compte aux médecins de ses tares physiques et pour échapper à leur traitement, craignant, comme un enfant, qu’on ne lui appliquât le feu et le fer, parce que cela fait mal. […] La raison, c’est qu’il ignorerait, ce semble, le prix de la santé et du bon état du corps. […] ceux qui cherchent à éviter la punition ont bien l’air de se conduire de la même manière, Polos. Ils voient ce qu’elle a de douloureux, mais ils sont aveugles sur ce qu’elle a d’utile et ils ne savent pas combien on est plus à plaindre d’habiter avec une âme malsaine, gâtée, injuste, impie, qu’avec un corps malsain. De là vient qu’ils mettent tout en œuvre pour ne point expier leur faute et n’être pas délivrés du plus grand des maux ; ils tâchent de se procurer des richesses et des amis et d’être aussi habiles que possible à persuader au moyen du discours […] Par conséquent, pour la grandeur du mal, commettre l’injustice n’est qu’au second rang ; mais l’injustice impunie est le plus grand et le premier de tous les maux ».

La promotion de l’oubli est donc une régression vers les ténèbres soutenue par ceux que la lumière aveugle, une tentative de réhabilitation de ces fables orientales qui précédèrent la naissance de l’Europe et qui, fondamentalement, vise à désoccidentaliser le monde, c’est-à-dire à le rendre inintelligible.



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[1] Tout en remettant en selle une autre manœuvre dilatoire, celle de la commission d’historiens dont on se demande bien quelle serait l’importance pour qui fait de cette affaire une question d’opinion personnelle.


[2] Puisque l’inventeur du concept de Génocide, Rafaël Lemkin se référait explicitement au cas arménien pour expliquer ce qu’il entendait par là.


[3] On relira avec profit le Parménide.


[4] Et pour être tout à fait clair, ceux qui demandent la reconnaissance par l’Etat turc du Génocide n’en font pas une affaire de croyance religieuse, ni même d’exercice « mémoriel », mais une question politique.


[5] Au risque d’insister, cette situation est toute différente de celle où on affirmerait qu’il est regrettable que l’eau ne bouille qu’à 100°C ou, au contraire, que c’est tout à fait heureux. Il s’agit dans ce cas d’un jugement moral. Ceux qui se félicitent du Génocide des Arméniens – même s’ils sont moralement condamnables et même s’ils devraient l’être tout autant judiciairement – sont moins dans le déni de réalité que ceux qui font de cette question une opinion personnelle.


[6] Il est peut-être utile d’ajouter que reconnaître comme telle une réalité intelligible n’empêche aucunement d’en discuter les causes et les conséquences ; c’en est même le préalable.


[7] Cela vaut aussi pour la Shoah. Les négationnistes ont beau jeu d’affirmer que la conférence de Wansee, actant la Solution Finale ne parle « que » d’émigrations forcées et d’évacuations. Officiellement, les convois vers les camps d’extermination n’évoquaient que des Stücke (pièces).


[8] Lettre ouverte envoyée en mai 2005 par l’Association Internationale des Chercheurs sur les Génocides au Premier Ministre turc Recep Tayyip Erdogan.


[9] En 1993, au plus fort du chaos lié à la chute de l’URSS, la Turquie a projeté d’envahir l’Arménie. Que serait-il alors advenu ? Voir les révélations de Leonidas T. Chrysanthopoulos, alors ambassadeur grec en Arménie, « Caucasus Chronicles: Nation Building and Diplomacy in Armenia, 1993-1994, » London and Princeton: Gomidas Institute Books, 2002.


[10] Il est peut-être utile de signaler ici qu’en termes de Droit international, la Turquie « moderne » n’est pas l’Etat successeur de l’Empire ottoman mais bien son Etat continuateur (Convention de Vienne de 1978 sur la succession d’Etat en matière de traités), c’est-à-dire un Etat prenant automatiquement la place du prédécesseur en se présentant et en étant accepté comme son continuateur naturel, sans qu’une reconnaissance ne soit nécessaire. Autrement dit, le crime de Génocide est non seulement celui de l’Empire ottoman mais aussi celui de la Turquie. La continuité de l’Etat a d’ailleurs pris la forme de la promotion des criminels Jeunes-Turcs aux plus hautes fonctions de l’Etat turc kémaliste. Voir Taner Akçam, « le tabou du génocide arménien hante la société turque », Le Monde Diplomatique, Juillet 2001.


[11] Il est malaisé de choisir une illustration particulière de ces transpositions chrétiennes tant les exemples abondent, même chez des penseurs modernes. On lira par exemple Malebranche : « Car il suffit de les faire souvenir que, la volonté de Dieu réglant la nature de chaque chose, il est plus de la nature de l'âme d'être unie à Dieu par la connaissance de la vérité et par l'amour du bien, que d'être unie à un corps », ( De la recherche de la Vérité ).


[12] « Le regard vide – Essai sur l’épuisement de la culture européenne », Jean-François Mattéi, p. 99. Comme l’auteur le note également, ceux qui se sont essayés à la critique de la pensée occidentale n’ont jamais pu le faire qu’à l’aide des outils conceptuels issus de cette pensée.


[13] A cet égard, les dernières foucades d’Eric Zemmour, les pitreries antisémites de Dieudonné M’bla M’bla de même que les provocations régulières de Pierre Nora sur le Génocide des Arméniens sont édifiantes.


[14] Le Léthé était le fleuve de l’Oubli menant à l’Erèbe, divinité infernale régnant sur les Ombres et les Ténèbres.


[15] Voir « Consentir », l’excellent essai de Patrice Loraux sur la question.


[16] Gorgias était un penseur présocratique, maître dans l’art de la rhétorique, c’est-à-dire de la persuasion par le discours. Sans surprise, il écrivit un traité « sur le non-être » visant à réfuter la pensée de Parménide, l’un des premiers philosophes grecs à distinguer l’opinion de la vérité, cette dernière étant selon lui accessible par les critères logiques de raison. Près de six cents ans plus tard, Sextus Empiricus pouvait écrire « Gorgias de Léontium appartient à cette catégorie de philosophes qui ont supprimé le critère de vérité. [...] Dans son livre intitulé Du non-être, ou de la nature, il met en place, dans l'ordre, trois propositions fondamentales : premièrement, et pour commencer, que rien n'existe ; deuxièmement que, même s'il existe quelque chose, l'homme ne peut l'appréhender ; troisièmement, que même si on peut l'appréhender, on ne peut ni le formuler ni l'expliquer aux autres. » (Contre les mathématiciens)

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