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Turquie: Pour une utilisation constructive des crédits de pré-adhésion

Les crédits provisionnés annuellement par l’Union européenne pour la pré-adhésion de la Turquie sont largement sous-employés par Ankara et font, à ce titre, l’objet d’attaques des forces politiques opposées à cette adhésion. Si l’Union européenne allouait ces sommes inutilisées, au nom de la Turquie, à l’indemnisation du Génocide des Arméniens, elle faciliterait la reconnaissance politique de ce Génocide par la Turquie, contribuant par là à la paix et à la stabilité du son flanc sud-oriental tout en augmentant son aide au développement.


Le 14 octobre dernier, une cinquantaine de députés français de la majorité présidentielle ont proposé un amendement au projet de loi de finance 2011 visant à supprimer la part française des crédits de “pré-adhésion” versé par l’Union européenne à la Turquie. Dans leur exposé des motifs, les députés emmenés par Richard Mallié (UMP, Bouches du Rhône) ont argué à juste titre qu’il s’agissait d’un “amendement de cohérence avec la politique européenne du Président de la République qui a affirmé à de nombreuses reprises que « la Turquie n'a pas vocation à devenir membre de l'Union européenne ».” Dans le contexte de crise que connaissent actuellement les pays de l’Union, ces députés ont eu beau jeu d’arguer que 65% des Français sont hostiles à l’adhésion de la Turquie, que seuls 38% des Turcs y sont favorables et que la Cour des Comptes européennes a épinglé la Turquie pour avoir rempli seulement 30% des objectifs dudit programme de pré-adhésion.


L’amendement Mallié a finalement été rejeté et on peut s’en étonner de la part d’une Chambre a priori acquise aux positions officielles de M. Sarkozy. Cette année encore, la France va donc verser près de 130 millions d’Euros pour soutenir budgétairement un programme qu’elle bloque politiquement. Ce faisant, Paris fait l’économie d’une double crise : politique avec Ankara et avec les fidèles soutiens que la république kémaliste peut (encore) trouver au sein de l’Union; institutionnelle avec Bruxelles qui n’aurait été en mesure de financer un programme impulsé par la Commission et approuvé par le Parlement européen.

Pourquoi une Europe en crise financière s’entête-t-elle à financer un pays en forte croissance ?

Le fait qu’une Europe en crise financière et budgétaire parviennent ainsi, année après année, à dégager des fonds importants à destination d’un pays qui n’en veut, ni n’en peut n’est pas le moindre des paradoxes. Les fonds de pré-adhésion ont représenté 2,1 milliards de 1996 à 2006, 2,27 milliards de 2007 à 2010, représenteront 782 millions en 2011, 900 millions en 2012 et l’estimation pour 2013 est de 936 millions. C’est beau la crise !

Et c’est d’autant plus beau que la Turquie n’a pour l’heure vraiment pas besoin de ces sommes qui, à son échelle, représentent tout au plus une obole: ces derniers temps, Ankara ne manque jamais de rappeler qu’elle est une des économies les plus dynamiques de la région - certains oublieux de leur géographie l’appelant même la Chine de l’Europe. La croissance turque devrait atteindre, selon le FMI, 7,8% en 2010 et rester très vigoureuse jusqu’en 2017. Les projections 2011 tablent sur 3,6% avec une inflation qui sera certes encore de 5,7% mais néanmoins en retrait par rapport à la surchauffe de 2010 (8,7%). L’activité est telle que le chômage y est en régression constante et devrait bientôt passer sous la barre des 10%. L’agence de notation Moody’s a d’ailleurs relevé la note du crédit souverain de la Turquie de “stable” à “positive”.

Dans ces conditions, on se demande bien pourquoi l’Union européenne continuerait à soutenir les efforts structurels de la 17ème puissance économique mondiale, efforts qui représentent à peine 0,1 - 0,2% du PIB du récipiendaire. A la différence des petits Etats balkaniques, la Turquie pourrait financer les mesures de pré-adhésion avec 1% de son propre budget si elle le souhaitait vraiment. Elle le pourrait d’autant plus que si la dette publique turque reste élevée, 43,4% du PIB en 2010, elle est également en diminution continue et, en tout état de cause, bien inférieure à celle, calamiteuse, des pays européens.

Il est cependant une dette - non comptabilisée dans les statistiques officielles - que la Turquie n’entend pas honorer. Et c’est là que l’aberration économique que constitue cette aide pourrait déboucher sur la résolution partielle d’un problème politique.

La Turquie craint de reconnaître son crime en partie en raison des possibles demandes d’indemnisation

La Turquie, on le sait, refuse obstinément de s’engager dans la voie de la reconnaissance du Génocide des Arméniens, un crime imprescriptible perpétré par l’Empire ottoman dont elle est pourtant l’Etat continuateur. Outre les questions de fierté nationale, de crainte de revendications territoriales, l’une des raisons de la politique négationniste de l’Etat turc est la peur de devoir payer directement les indemnités compensatoires aux descendants des victimes de ce génocide.

On sait par exemple que la Turquie s’est montrée extrêmement anxieuse des jugements ayant condamné New York Life et Axa à verser respectivement 20 et 17 millions de dollars aux organisations arméniennes de diaspora. Celles-ci ont en effet gagné les procès qu’elles avaient intentés à ces compagnies d’assurance pour les pensions d’assurance-vie spoliées aux victimes du génocide.

On sait aussi que la Turquie a procédé à une vaste politique de falsification de ses archives, et notamment de ses archives cadastrales, afin d’effacer la traces des anciens propriétaires grecs et arméniens de biens fonciers, mobiliers ou immobiliers. Dans la même veine, on se doute qu’Ankara n’entend absolument pas s’engager dans une politique d’indemnisation qui vaudrait reconnaissance partielle du crime.

Or l’ampleur financière de la dévastation subie par la nation arménienne à l’issue du Génocide a été parfaitement chiffrée. Lors des conférences de la paix de 1919-1920, la délégation arménienne a présenté un mémorandum évaluant le coût des pertes humaines et matérielles dues au processus d’extermination à 14,5 milliards de francs-or de 1914 pour les Arméniens de Turquie, et à 6 milliards de francs-or de 1914 pour les Arméniens de l’Empire russe. Ces 20 milliards de francs-or de 1914 se valorisent aujourd’hui à 62,5 milliards d’euros, une somme qu’Ankara n’entend pas ajouter à ses 253 milliards de dollars de dette officielle.

Aider au règlement de la part financière de la dette turque envers les Arméniens constituerait une utilisation des fonds de pré-adhésion qui ferait politiquement et économiquement sens.

Dans ces conditions, l’Union européenne qui, elle, a reconnu le Génocide des Arméniens, ferait œuvre utile en allouant une partie de l’aide de pré-adhésion versée à la Turquie - une aide dont on a vu qu’elle n’a pas besoin et dont elle ne se sert d’ailleurs pas - à l’indemnisation des ayant-droits des victimes de ce génocide. On peut par exemple imaginer que l’aide européenne soit versée pour moitié à la République d’Arménie et pour moitié aux grandes organisations de la Diaspora arménienne. Car si ces sommes ne représentent pas grand-chose pour Ankara, il n’en va pas de même pour Erevan. Pour information, le budget de l’Arménie tourne autour de 2 milliards de dollars et son PIB atteignait 8,6 milliards de dollars en 2009. Le pays, s’il a bien progressé en termes d’indice de développement humain, reste néanmoins assez pauvre en termes de revenus par habitant.

Si l’Union européenne s’engageait dans cette voie, elle aiderait la Turquie à surmonter l’une de ses angoisses et à progresser sur la voie de la reconnaissance politique du génocide et de la réconciliation avec son voisin. Ceci permettrait aussi à l’Union de stabiliser son flanc sud-oriental en contribuant à la résolution partielle des problèmes turcs de voisinage (occupation de Chypre, blocus de l’Arménie, plateau de la mer Egée). Accessoirement, cette initiative politique et le transfert financier associé rehausseraient l’aide européenne au développement, dont le montant - 49 milliards d’euros, 0,42% du revenu national brut des Etats membres - n’est pas au niveau des 0,7% théoriquement attendus depuis 40 ans et encore moins à celui des ambitions affichées par Bruxelles.

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